Lettres de Sterne/12
LETTRE XII.
Puisque vous le voulez, mon cher ami, je vous envoie l’épitaphe dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre. Je l’écris de mémoire ; et si je ne me remets pas entièrement l’expression, vous y trouverez du moins ce qu’il y a de plus essentiel, le sentiment qui l’a dictée. — Je me souviens bien qu’elle partoit du cœur ; car j’aimois sincèrement la personne dont les vertus méritoient une meilleure inscription, et qui, conformément au cours ordinaire des choses, n’obtint que la pire : mais voici la mienne : —
« Des colonnes et des urnes sculptées n’offrent aux yeux que les vaines images d’une douleur étudiée : — le véritable ami pleure sans le secours des arts : il ne songe point à briller dans ses tristes accens : ils seront toujours le cortège d’une pompe funèbre telle que la tienne : ils l’accompagneront tant que la bienveillance aura sur la terre un ami ; tant que les cœurs sensibles auront une larme à donner. »
Hall aimoit ces vers : je m’en souviens ; et il s’y connoît. Il est de bonne foi sur les matières de sentiment, et ne sait point dissimuler ses sensations. En un mot, c’est un excellent critique ; on peut néanmoins lui reprocher d’avoir trop de sévérité dans le jugement, et pas assez de délicatesse dans le goût : il a beaucoup d’humanité ; mais, d’une manière ou de l’autre, il s’y trouve un tel mélange de sarcasme, qu’on ne se figure pas qu’il puisse la respecter lorsqu’il écrit. — Je connois même plusieurs personnes qui lui supposent un cœur insensible ; mais moi qui le connois depuis long-temps et qui le connois bien, je puis vous assurer le contraire. — Peut-être n’a-t-il pas toujours la grâce de la charité ; mais il en a toujours le sentiment. Enfin, il fait continuellement de bonnes actions, quoique la manière de les faire ne soit pas toujours bonne ; voilà le mal : il accompagne le bien qu’il fait d’un ricanement, d’une plaisanterie ou d’un sourire, lorsqu’il faudroit peut-être une larme, ou du moins un air pénétré : c’est sa manière. Son caractère ne sait point parler d’autre langue ; et quoiqu’on pût lui en en désirer un autre, je ne vois pas qu’aucun de nous ait le droit de lui faire son procès à ce sujet ; car notre manière de sentir fait seule la différence de nos complexions : mais en voilà beaucoup sur cet article.
Je me prépare à rester huit à dix jours à Scarbourough. Si vous passez l’automne à Mulgrave-Hall, n’oubliez point que Scarbourough est sur votre route. Je vous accompagnerai dans votre visite, de même qu’au château de Crazy, puis chez vous, ensuite à Londres ; — enfin Dieu sait où ; — mais ce sera toujours où il lui plaira. C’est parler cléricalement : néanmoins, tant mieux pour nous, si nous y pensions toutes les fois que nous le disons ; mais dans le fait, le cœur et les lèvres qui devroient toujours aller de concert, errent quelquefois dans différens coins de l’univers ; cependant chez moi leur union est complette lorsque je vous assure de mon affection : ainsi bonne nuit, et puisse une vision angélique charmer votre sommeil,
Je suis bien véritablement, votre, etc.