Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 298-301).
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LETTRE IV.


À......


Coxwould, le 8 Août, 1764.


Je suis affligé de votre chûte : puisse-t-elle être la dernière que vous ferez dans ce monde ! à mesure que je forme ce vœu, mon cœur pousse un profond soupir ; et je crois, mon ami, que vous ne le lirez pas sans qu’il vous en échappe un autre.

Hélas ! hélas ! mon pauvre garçon, vous êtes né avec des talens qui pourroient vous mener loin ; mais, si j’en crois mes pressentimens, vous avez un cœur qui vous empêchera toujours de percer : ce n’est pas, vous le savez, que je le soupçonne d’aucune chose basse ou rampante ; mais je tremble qu’au lieu de vous élever au-dessus de l’orage, vous ne vous soumettiez tranquillement à ses fureurs : je crains qu’ensuite vous ne preniez le parti de vous confiner dans quelque humble réduit, content d’y passer votre vie, et perdu pour la société.

De quel côté souffle le vent ? je n’en sais rien : je ne me sens pas même disposé à aller jusqu’à ma fenêtre, d’où peut-être je verrois passer un nuage qui m’en avertiroit. Je suis ici sur mes genoux, ou pour mieux dire, sur mon cœur, traitant une matière toujours accompagnée d’idées affligeantes. Je sais que vous ne ferez tort à personne, mais je crains que vous ne vous en fassiez à vous-même. J’ai une connoissance secrette de quelques circonstances que vous ne m’avez jamais communiquées, et qui ont alarmé ma tendresse pour vous ; non par elles-mêmes, mais par l’idée qu’elles me forcent de prendre de votre inclination et des légères nuances de votre caractère. Si vous ne venez bientôt me voir, je prendrai des ailes un beau matin et je volerai chez vous ; mais je préférerois que vous vinssiez ici ; car je désire que nous soyons seuls. En un mot, je voudrois être votre Mentor, ne fût-ce que pour un pauvre petit mois. Soyez le mien le reste de l’année, et même jusqu’à la fin de mes jours, si cela vous plaît.

Mon cher ami, je ne prétends pas amortir, par un narcotique, cette sensibilité naturelle pour laquelle je vous aime ; ni cette bouillante imagination qui prête une grâce si intéressante à la jeunesse polie ; mais je désire bien sincèrement vous apprendre à ne pas trop rechercher le monde, et à ne pas vouloir lui plaire plus qu’il ne le mérite. Cependant, ne pensez pas, je vous prie, que je veuille plonger mon jeune Télémaque dans une méfiance aveugle et absolue. Loin de vous une passion aussi lâche et aussi vile ! je vous jeterois plutôt dans les bras de Calypso, afin, du moins, que quelques instans de plaisir fussent mêlés à vos peines ; mais entre se fier à tout le monde et ne se fier à personne, on trouve sur la route un point difficile à saisir ; et je connois si bien la carte, que je puis mettre le doigt dessus, et vous y conduire sans tâtonner. Je pourrai, je crois, vous donner tant de bonnes raisons, que vous n’hésiterez point à marcher dans cette voie. Je vous y accompagnerai, et, si vous le permettez, je vous servirai de Cicéroné. Je désire donc beaucoup de vous voir, et de jaser avec vous sur cet objet, ainsi que sur bien d’autres.

Quant à votre incommodité actuelle, qu’elle ne vous inquiète point ; vous pouvez, sans nul inconvénient, arriver à petites journées : je me charge d’être votre garde-malade, votre chirurgien, de faire chauffer tous les soirs votre verjus, d’en étuver votre foulure, et de disserter comme un docteur. Dites-moi donc, je vous prie, le jour où je pourrai vous trouver à York ? en attendant, et toujours, puisse la bonne Providence veiller sur vous ! — tel est le vœu sincère de,

Votre affectionné, etc.