Lettres de Sterne/02
LETTRE II.
Eh bien ! vous avez donc été visiter le siège de l’érudition ? — si j’avois pu le prévoir, j’aurois fait ensorte que vous y eussiez trouvé quelque chose en manière d’épître, avec une demi-douzaine de lignes de recommandation au principal du collège de Jésus. Ce digne homme étoit mon surveillant dans mes études : tant que j’ai vécu sous sa direction, il m’a toujours lâché la bride, ce qui prouve son discernement, car je n’étois pas né pour suivre la route commune ; je ne pouvois aller qu’à côté du grand chemin : il avoit assez de bon sens pour s’en apercevoir et pour ne pas serrer le licol. En effet, je ne suis nullement propre à l’attelage ; l’amble est ma véritable allure ; et pourvu que je ne lâche de ruade ni d’éclaboussure sur personne, quelqu’un a-t-il le droit de venir m’arrêter au nom du sens commun ? — que les bonnes gens rient, si tel est leur plaisir, et que grand bien leur fasse ; et réellement si, au lieu d’une lettre, j’écrivois un livre, je démontrerois la vérité de ce que je disois une fois à un grand homme d’État, orateur, politique, etc. Je disois donc : que toutes les fois que nous sourions, et mieux encore lorsque nous rions complettement, nous ajoutons quelque chose à notre portion de vie.
Mais, peut-on rester cinq jours à Cambridge ? en vérité cela passe les bornes de ma foible intelligence : n’auriez-vous pas mieux employé votre temps, si vous aviez poussé vos courageux bidets vers Coxwould ? Vous vous êtes amusé sans doute à critiquer un trou sur quelques-uns des pans de la maussade architecture de Gibb ; à mesurer la façade de la bibliothèque du collège de la Trinité ; à examiner les perfections gothiques de la chapelle du collège royal ; ou, ce qui vaut mieux, à boire du thé et à parler sentiment avec miss Cookes, ou à déranger M. Gray par une de vos visites enthousiastes.
Mais dites-moi, je vous prie, pendant tout ce temps, que faites-vous de S… ? il n’est pas homme à examiner curieusement les pesans murs des collèges ou les portraits moisis de leurs fondateurs, ni à s’égarer, comme moi, sous les saules qui couvrent les bords verdoyans de Cam, pour y évoquer les Muses : il appeleroit plutôt un sommeiller. Poltron comme vous êtes, comment pouvez-vous faire deux lieues ensemble dans la même chaise ? c’est sans doute par cette admirable souplesse d’esprit que vous possédez quand il vous plaît, quoique cela ne vous plaise pas toujours. En effet, je ne sais pas pourquoi l’on prendroit ses habits de cour pour aller voir des marionnettes ; mais d’un autre côté ; l’on ne doit pas se parer exclusivement pour ceux qu’on aime, quoiqu’il y ait quelque chose de noble dans cette façon d’agir. Le monde, mon cher ami, demande un autre système : car tant que les hommes seront ingrats et faux, cette confiance illimitée, cet héroïsme de l’amitié que je vous ai entendu pousser jusqu’au délire, est d’une conséquence vraiment dangereuse.
Je serois en état de prêcher un sermon là-dessus ; et en vérité, dans ma chaire, je ne serois pas plus sérieux que je le suis actuellement. Ainsi s’évanouissent les projets de cette vie : quand j’ai pris la plume, j’avois l’humeur gaie et sémillante ; maintenant me voilà devenu grave et solennel comme un concile ; mais pour reprendre ma contenance ordinaire, je n’ai qu’à voir un âne braire sur ma palissade.
Quittez, quittez votre Lincolnshire, et venez dans mon vallon ; ne voyez-vous pas que vous obsédez S… ? toutefois rappelez-moi tendrement à lui et cordialement à vous-même, car,
Je suis bien véritablement, Votre, etc.