Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/XX. À Cornel. Tacite

Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 61-71).
XX.
Pline à Cornélius Tacite.

Je discute souvent avec un fort savant et fort habile homme, qui, dans l’éloquence du barreau, n’estime rien tant que la brièveté. J’avoue qu’elle n’est pas à négliger, quand la cause le permet ; autrement, c’est un abus de confiance que d’omettre ce qu’il serait utile de dire, et même que d’effleurer légérement ce qu’il faut imprimer, inculquer, et remanier plus d’une fois. Il arrive presque toujours que l’abondance des paroles[1] ajoute une nouvelle force et comme un nouveau poids aux idées. Nos pensées entrent dans l’esprit des autres, comme le fer entre dans un corps solide ; un seul coup ne suffit pas, il faut redoubler. Pour répondre à ces raisonnemens, notre homme s’arme d’exemples : il va prendre chez les Grecs les harangues de Lysias ; chez nous, il me cite les Gracques et Caton, dont les discours, sans contredit, ne pourraient être ni plus concis ni plus serrés. Moi, à Lysias, j’oppose Démosthène, Eschine, Hypérides, et une infinité d’autres. Aux Gracques et à Caton, j’oppose Pollion, Célius, César, et surtout Cicéron, de qui, selon l’opinion commune, la plus longue harangue est la plus belle. Il en est d’un bon livre comme de toute autre chose bonne en soi : plus il a d’étendue, meilleur il est. Ne voyez-vous pas que les statues, les gravures, les tableaux, la figure des hommes, celle de beaucoup d’animaux, et jusqu’à celle des arbres, pourvu que d’ailleurs elles soient agréables, reçoivent de leur grandeur un nouveau prix ? Il en est de même des harangues. Un ouvrage doit à son étendue je ne sais quoi de plus imposant et de plus beau.

Mon adversaire, homme subtil et difficile à saisir, échappe à tous ces raisonnemens et à plusieurs autres de même espèce, par un détour assez ingénieux. Il prétend que les harangues mêmes que je lui oppose, étaient plus courtes lorsqu’elles ont été prononcées. Je ne puis être de ce sentiment : je me fonde sur un bon nombre de harangues de divers orateurs ; par exemple, sur celles de Cicéron pour Murena, pour Varenus. L’orateur n’a presque fait qu’indiquer dans un sommaire concis les chefs d’accusation qu’il avait à traiter. De là on doit juger, qu’en parlant, il s’était étendu sur bien des choses qu’il a supprimées en écrivant[2]. Il dit lui-même que, selon l’ancien usage, qui, dans une cause, ne donnait qu’un avocat à chaque client, il plaida seul pour Cluentius, et pendant quatre audiences pour Cornelius. Par là, il fait assez comprendre que ce qu’il avait été obligé d’étendre bien davantage dans sa plaidoirie de plusieurs jours, il avait su depuis, à force de retranchemens et de corrections, le réduire sur le papier à un discours, discours fort long, il est vrai, mais enfin à un seul discours. Me dira-t-on qu’il y a une grande différence entre un bon plaidoyer et un bon discours écrit ? C’est l’opinion de bien des gens, je le sais. La mienne (peut-être me trompé-je), c’est qu’il peut bien se faire qu’un bon plaidoyer ne soit pas un bon discours, mais qu’il est impossible qu’un bon discours ne soit pas un bon plaidoyer. Car enfin, le discours écrit est le type et le modèle du discours qui doit être prononcé. De là vient que dans les meilleurs, et dans ceux mêmes que nous savons n’avoir jamais été prononcés, nous trouvons de ces figures de style, qu’on est censé ne pas préparer d’avance. Ainsi, dans une des harangues contre Verrès, nous lisons : Un ouvrier… comment s’appelait-il ? Vous m’aidez fort à propos ; c’est Polyclète. Il faut donc en conclure que la meilleure plaidoirie est celle qui se rapproche le plus du discours écrit, et qu’elle ne doit pas être resserrée dans un espace de temps trop court. Que si on l’y renferme, ce n’est plus la faute de l’avocat, c’est celle du juge. Les lois s’expliquent en ma faveur : elles ne sont point avares du temps pour l’orateur. Ce n’est point la brièveté, c’est l’attention à ne rien omettre, qu’elles lui recommandent : et comment s’acquitter de ce devoir, si l’on se pique d’être court ? C’est tout ce qu’on pourrait faire dans les causes d’une très-faible importance.

J’ajoute ce que je tiens d’un long usage, le plus sûr de tous les maîtres : j’ai souvent rempli les fonctions d’avocat et de juge ; on m’a consulté souvent ; et j’ai toujours éprouvé que tous les hommes ne sont pas frappés des mêmes raisons, et que souvent c’est par de petites considérations qu’on produit sur eux de grands effets. Les dispositions de leur esprit, les affections de leur cœur, sont tellement variées, qu’il est ordinaire de les voir de différens avis sur une question que l’on vient d’agiter devant eux ; et, s’il leur arrive de s’accorder, c’est presque toujours par des motifs différens. D’ailleurs, on s’entête de ce qu’on a soi-même imaginé ; et lorsque le moyen qu’on a prévu est proposé par un autre, on le regarde comme péremptoire. Il faut donc donner à chacun quelque chose qu’il puisse saisir, qu’il puisse reconnaître. Un jour que Regulus et moi défendions le même client, il me dit : Vous vous imaginez qu’il faut tout faire valoir dans une cause ; moi, je prends d’abord mon ennemi a la gorge ; je l’étrangle. Il presse effectivement l’endroit qu’il saisit ; mais il se trompe souvent dans le choix qu’il fait. Ne pourrait-il point arriver, lui répondis-je, que vous prissiez quelquefois le genou, la jambe, ou même le talon, pour la gorge ? Moi, qui ne suis pas si sûr de saisir la gorge, je saisis tout ce qui se présente, de peur de m’y tromper[3]. Je mets tout en œuvre : je fais valoir ma cause, comme on fait valoir une ferme. On n’en cultive pas seulement les vignes : on y prend soin des moindres arbrisseaux, on en laboure les terres. Dans ces terres, on ne se contente pas de semer du froment, du seigle ; on y sème de l’orge, des fèves, et toutes sortes d’autres légumes. Je jette aussi à pleines mains dans ma cause des moyens de toute espèce, pour en recueillir ce qui pourra venir à bien. Il n’y a pas plus de fond à faire sur la certitude des jugemens, que sur la constance des saisons et sur la fertilité des terres. Je me souviens toujours qu’Eupolis, dans une de ses comédies, donne cette louange à Périclès :

La douce persuasion
Sur ses lèvres fait sa demeure,
Et dans les cœurs il laisse l’aiguillon,
Tandis qu’un autre à peine les effleure[4].

Mais, sans cette heureuse abondance qui me charme, Périclès eût-il exercé cet empire souverain sur les cœurs, soit par la rapidité, soit par la brièveté de son discours (car il ne faut pas les confondre), ou par toutes les deux ensemble ? Plaire et convaincre, s’insinuer dans les esprits et s’en rendre maître, ce n’est pas l’ouvrage d’une parole et d’un moment : comment y laisser l’aiguillon, si l’on pique sans enfoncer ? Un autre poète comique, parlant du même orateur, dit :

Il tonnait, foudroyait ; il ébranlait la Grèce[5].

Ce n’est pas dans un discours concis et serré, c’est dans un discours étendu, majestueux et sublime, qu’on peut mêler le feu des éclairs aux éclats du tonnerre, et jeter partout le trouble et la confusion. Il y a pourtant une juste mesure, je l’avoue ; mais, à votre avis, celui qui n’atteint pas cette limite, est-il plus estimable que celui qui la passe ? Vaut-il mieux ne pas dire assez, que de trop dire ? Si l’on reproche tous les jours à tel orateur d’être trop abondant et trop fécond, on reproche à tel autre d’être sec et stérile. On dit de celui-là qu’il s’emporte au delà de son sujet ; de celui-ci, qu’il ne peut y atteindre. Tous deux pèchent également ; mais l’un par excès de force, et l’autre par faiblesse. Si cette fécondité ne marque pas tant de justesse, elle marque au moins beaucoup plus d’étendue dans l’esprit. Quand je parle ainsi, je n’approuve pas ce discoureur sans fin, que peint Homère[6] ; je songe plutôt à celui dont les paroles se précipitent en abondance,

Comme à flocons pressés la neige des hivers[7].

Ce n’est pas que je n’aie aussi beaucoup de goût pour l’autre,

Qui sait dans peu de mots cacher un sens profond[8].

Mais si vous me laissez le choix, je me déclarerai pour cette éloquence semblable aux neiges d’hiver, c’est-à-dire, abondante, large, impétueuse : c’est là ce que j’appelle une éloquence vraiment divine. Cependant, direz-vous, beaucoup d’auditeurs aiment la brièveté : oui, sans doute, les paresseux, dont il serait ridicule de prendre pour règle la délicatesse et l’indolence ; si vous les consultez, non-seulement vous parlerez peu, mais vous ne parlerez point. Voilà mon sentiment, que j’offre d’abandonner pour le vôtre. Toute la faveur que je vous demande, si vous me condamnez, c’est de m’en développer les motifs. Ce n’est pas que je ne sache quelle soumission je dois à votre autorité ; mais, dans une occasion de cette importance, il est mieux encore de déférer à la raison. Ainsi, êtes-vous de mon avis, écrivez-le-moi, aussi briévement qu’il vous plaira ; mais enfin, écrivez-le-moi : cela me fortifiera toujours dans mon opinion. Me trompé-je, prouvez-le-moi dans une très-longue lettre. N’est-ce point vous corrompre, que d’exiger seulement un billet, si vous m’êtes favorable, et une longue épître, si vous m’êtes contraire ? Adieu.

  1. L’abondance des paroles. J’ai laissé tractatu, qui s’explique facilement : la plupart des textes portent cependant tractu.
  2. Qu’il a supprimées en écrivant. Pour l’intelligence de ce passage et de plusieurs autres, il faut se rappeler que les orateurs anciens n’écrivaient presque jamais leurs plaidoyers, qu’après les avoir prononcés. Cicéron le dit lui-même dans ses Tusculanes, iv, 25 : Jam rebus transactis et præteritis, orationes scribimus.
  3. Je saisis tout ce qui se présente, etc. Il y a dans le texte πάντα λίθον κινῶ, je remue toute pierre : c’est un proverbe grec, dont on rapporte diversement l’origine. Voyez les Proverbes d’Érasme, à l’article omnem lapidem movere.
  4. La douce persuasion, etc. Cicéron rappelle ces vers d’Eupolis dans son Brutus, c. 9 : Non (quemadmodum de Pericle scripsit Eupolis) cum delectatione aculeos etiam relinqueret in animis eorum, a quibus esset auditus. Il ajoute, c. 15 : Πειθῲ quam vocant Grœci, cujus effector est orator, hanc Suadam appellat Ennius, quam deam in Pericli labris scripsit Eupolis sessitavisse.
  5. Il tonnait, foudroyait, etc. La citation grecque est tirée d’Aristophane.
  6. Ce discoureur sans fin. Thersite. (Homer., Iliad. ii, 212.)
  7. Comme à floccons pressés, etc. Homer., Iliad. iii, 222. C’est à Ulysse qu’Homère applique ces paroles.
  8. Qui sait, etc. Homer., Iliad. iii, 214. Ceci est dit de Ménélas.