Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/XX. À Calvisius

Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 159-163).
XX.
Pline à Calvisius.

Que me donnerez-vous, si je vous conte une histoire qui vaut son pesant d’or ? Je vous en dirai même plus d’une ; car la dernière me rappelle les précédentes : et qu’importe par laquelle je commencerai ? Véranie, veuve[1] de Pison (celui qui fut adopté par Galba), était à l’extrémité. Regulus la vient voir. Quelle impudence, d’abord, à un homme qui avait toujours été l’ennemi déclaré du mari, et qui était en horreur à la femme ! Passe encore pour la visite : mais il ose s’asseoir tout près de son lit, lui demande le jour, l’heure de sa naissance. Elle lui dit l’un et l’autre. Aussitôt il compose son visage, et, l’œil fixe, remuant les lèvres, il compte sur ses doigts sans rien compter ; tout cela, pour tenir en suspens l’esprit de la pauvre malade. Vous êtes, dit-il, dans votre année climatérique ; mais vous guérirez. Pour plus grande certitude, je vais consulter un sacrificateur dont je n ai pas encore trouvé la science en défaut. Il part ; il fait un sacrifice, revient, jure que les entrailles des victimes sont d’accord avec le témoignage des astres. Cette femme crédule, comme on l’est d’ordinaire dans le péril, fait un codicille, et assure un legs à Regulus. Peu après, le mal redouble, et, dans les derniers soupirs, elle s’écrie : Le scélérat, le perfide, qui enchérit même sur le parjure ! Il avait, en effet, affirmé son imposture par les jours de son fils[2]. Ce crime est familier à Regulus. Il expose sans scrupule à la colère des dieux, qu’il trompe tous les jours, la tête de son malheureux fils, et le donne pour garant de tant de faux sermens. Velleius Blésus, ce riche consulaire, voulait, pendant sa dernière maladie, changer quelque chose à son testament. Regulus, qui se promettait quelque avantage de ce changement, parce qu’il avait su, depuis quelque temps, s’insinuer dans l’esprit du malade, s’adresse aux médecins, les prie, les conjure de prolonger, à quelque prix que ce soit, la vie de son ami. Le testament est à peine scellé, que Regulus change de personnage et de ton. Eh ! combien de temps, dit-il aux médecins, voulez-vous encore tourmenter un malheureux ? Pourquoi envier une douce mort à qui vous ne pouvez conserver la vie ? Blésus meurt ; et, comme s’il eût tout entendu, il ne laisse rien à Regulus.

C’est bien assez de deux contes : m’en demandez-vous un troisième, selon le précepte de l’école[3] ? il est tout prêt. Aurélie, femme d’un rare mérite, allait sceller son testament[4] : elle se pare de ses plus riches habits. Regulus, invité à la cérémonie, arrive ; et aussitôt, sans autre détour : Je vous prie, dit-il, de me léguer ces vêtemens. Aurélie, de croire qu’il plaisante ; lui, de la presser fort sérieusement : enfin, il fait si bien, qu’il la contraint d’ouvrir son testament, et de lui faire un legs des robes qu’elle portait. Il ne se contenta pas de la voir écrire, il voulut encore lire ce qu’elle avait écrit. Il est vrai qu’Aurélie n’est pas morte ; mais ce n’est pas la faute de Regulus : il avait bien compté qu’elle n’échapperait pas. Un homme de ce caractère ne laisse pas de recueillir des successions et de recevoir des legs, comme s’il le méritait. Cela doit-il surprendre, dans une ville où le crime et l’impudence sont en possession de disputer, ou même de ravir leurs récompenses à l’honneur et à la vertu ? Voyez Regulus : il était pauvre et misérable ; il est devenu si riche, à force de lâchetés et de crimes, qu’il m’a dit : Je sacrifiais un jour aux dieux, pour savoir si je parviendrais jamais à jouir de soixante millions de sesterces ; doubles entrailles trouvées dans la victime m’en promirent cent vingt millions. Il les aura, n’en doutez point, s’il continue à dicter ainsi des testamens, de toutes les manières de commettre un faux, la plus odieuse, à mon avis. Adieu.


  1. Veuve. Le texte porte Verania Pisonis, Veranie, femme de Pison ; mais Pison était mort.
  2. Il avait en effet, etc. Le traducteur avait à tort ajouté cette dernière phrase aux paroles de Verania : c’est évidemment une réflexion de Pline ; le temps seul de pejerasset suffit pour le prouver.
  3. Selon le précepte de l’école. Le nombre trois plaisait singulièrement aux écoles philosophiques de l’antiquité ; c’était pour elles l’emblème des plus sublimes vérités. Nous avons donné à scholastica lege un sens analogue à cette croyance, et nous pensons que De Sacy s’est trompé en traduisant : Selon la coutume des écoliers.
  4. Allait sceller, etc. De Sacy a traduit signer : ce n’est pas le sens de signare, qui veut dire apposer son cachet ou son sceau. C’était chez les Romains une cérémonie à laquelle on invitait ses parens et ses amis.