Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/I. À Calvisius

Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 165-169).
I.
Pline à Calvisius.

Je ne crois pas avoir jamais passé le temps d’une manière plus agréable, que dernièrement chez Spurinna. II m’a tellement charmé, que, s’il m’est donné de vieillir, je ne sache personne à qui je voulusse davantage ressembler dans ma vieillesse. Rien n’est mieux entendu que son genre de vie ; et j’aime l’arrangement dans la vie des hommes, surtout dans celle des vieillards, comme j’aime le cours réglé des astres. S’il y a une sorte d’agitation et de désordre, qui ne sied pas mal aux jeunes gens, rien aussi ne convient mieux aux gens avancés en âge que l’ordre et la tranquillité : pour eux, l’ambition est honteuse et le travail hors de saison. Spurinna suit religieusement cette règle. Il renferme même, comme dans un cercle, les petits devoirs qu’il s’impose ; petits, si la régularité qui les rappelle chaque jour ne leur donnait du prix.

Le matin, il se recueille quelque temps dans son lit ; à la seconde heure, il s’habille, fait trois milles à pied[1]. Pendant cette promenade, il n’exerce pas moins son esprit que son corps : s’il a ses amis près de lui, la conversation roule sur les matières les plus dignes d’intérêt ; s’il est seul, on lui lit quelque livre ; on lit même quelquefois lorsqu’il y a des amis, et qu’ils aiment la lecture. Ensuite, il se repose, et reprend un livre, ou une conversation qui vaut mieux qu’un livre. Bientôt après, il monte dans une voiture avec sa femme, personne d’un rare mérite, ou avec quelqu’un de ses amis, comme, par exemple, ces derniers jours, avec moi. Quels charmes ne trouve-t-on point à sa conversation, dans cette douce et honorable intimité ! Quelle connaissance de l’antiquité ! Que d’actions héroïques, que de grands hommes viennent, par sa bouche, vous donner de hautes leçons ! et cependant avec quel soin sa modestie n’évite-t-elle pas les airs dogmatiques, qui pourraient effaroucher ! Quand on a parcouru sept milles, il met pied à terre, et marche encore un mille. Après cela, il prend quelque repos, ou retourne travailler dans son cabinet ; car il fait très-bien des vers lyriques, en grec et en latin. Ses poésies ont une douceur, une grâce, une gaieté qui surprennent, et la vertu de l’auteur en rehausse le prix.

Dès qu’un esclave annonce l’heure du bain (c’est ordinairement la neuvième en hiver, et la huitième en été[2]), il se déshabille et se promène au soleil, s’il ne fait point de vent. De là, il va jouer à la paume long-temps et avec ardeur ; car il oppose encore ce genre d’exercice à la pesanteur de la vieillesse. Après le bain, il se met au lit, diffère un peu le repas, et écoute une lecture légère et divertissante. Pendant ce temps, ses amis ont la liberté de s’occuper de la même manière, ou de toute autre, à leur choix. On sert avec autant d’élégance que de frugalité, dans de la vaisselle d’argent sans ciselure et d’une simplicité antique[3]. Il emploie aussi des vases de Corinthe, qu’il aime beaucoup, mais sans y attacher trop de prix. Souvent le repas est égayé par des comédiens, afin d’associer les arts aux plaisirs. La nuit, même en été, le trouve encore à table ; et on ne s’aperçoit pas d’y avoir trop demeuré, tant sa conversation a de charme ! Par là, il s’est conservé, à soixante et dix-sept ans passés, le plein usage de la vue et de l’ouïe, l’activité et la vivacité du corps : il n’a de la vieillesse que la prudence. Je souhaite une pareille vie, je la goûte déjà par avance, bien résolu de l’embrasser, dès que l’âge m’aura permis de sonner la retraite. Cependant mille travaux m’accablent ; mais l’exemple de Spurinna me soutient et me console. Car lui aussi, tant que l’honneur l’a commandé, il a rempli des charges publiques, occupé des places, gouverné des provinces, et il a acheté par de longues fatigues le repos dont il jouit. Je me propose donc la même carrière et le même but : j’en prends aujourd’hui l’engagement devant vous. Si vous voyez que jamais je m’emporte plus loin, citez-moi devant les juges, en vertu de cette lettre, et faites-moi condamner au repos, quand je n’aurai plus à craindre le reproche de paresse. Adieu.


  1. À la seconde heure, etc. De Sacy avait donné une tournure moderne et française à tous ces détails : À huit heures, il s’habille, fait une lieue à pied, etc.
  2. C’est ordinairement, etc. La première heure du jour, chez les Romains, répondait à peu près à nos six heures du matin ; mais les heures n’avaient pas une durée égale dans tous les temps de l’année. Comme elles servaient à partager le jour en douze parties, elles variaient suivant la longueur même du jour : elles étaient plus longues en été, plus courtes en hiver, et ne s’accordaient guère avec les nôtres qu’au temps de l’équinoxe. C’est sans doute en essayant de calculer cette variation que De Sacy traduit hora secunda, par huit heures, nona, par deux heures, et octava, par trois, quoique hora secunda réponde à sept heures du matin, nona, à trois heures, et octava, à deux heures après midi. (Voyez la Dissert. d’Alde-Manuce sur les heures romaines.)
  3. Sans ciselure, etc. C’est le sens de puro. Cicéron (Verrines, iv, 23) : Quæ probarent, iis crustæ aut emblemata detrahuntur. Sic Haluntini, excussis deliciis, cum argento puro domum reverterunt. Vitruve (vii, 3) : Coronarum aliæ sunt puræ, aliæ cœlatæ ; Juvénal (ix, 141) : Argenti vascula puri. De Sacy a traduit à tort par vaisselle d’argent propre.