Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/XVI. À Erucius

Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 53-55).
XVI.
Pline à Erucius.

Je chérissais déjà Pompée Saturnin : je parle de notre ami. Je vantais son esprit, même avant que j’en connusse bien la fécondité, la flexibilité, l’étendue. Aujourd’hui, il s’est emparé de moi ; il me possède, il m’occupe tout entier. Je l’ai entendu plaider avec autant de vivacité que de force, et je n’ai pas trouvé moins d’art et d’élégance dans ses improvisations que dans ses discours étudiés. Son style est soutenu partout de réflexions solides : sa composition est belle et majestueuse ; ses expressions harmonieuses et marquées au coin de l’antiquité. Toutes ces beautés, qui vous transportent quand la déclamation les anime, vous charment encore lorsque vous les retrouvez sur le papier. Vous serez de mon avis, dès que vous aurez en main ses pièces d’éloquence. Vous n’hésiterez pas à les comparer aux plus belles que les anciens nous ont laissées, et vous avouerez qu’il égale ses modèles. Mais vous serez encore plus content de lui, si vous lisez ses histoires. Ses narrations vous paraîtront tout à la fois serrées, claires, coulantes, lumineuses et même sublimes. Il n’a pas moins de force dans ses harangues, que dans ses plaidoyers ; mais il y est plus concis, plus serré, plus pressant. Ce n’est pas tout : il fait des vers qui valent ceux de Catulle ou de Calvus. Que de grâce, de douceur, de tendresse, et quelquefois de mordant[1] ! Aux vers faciles et coulans, il en mêle, à dessein, d’une harmonie un peu rude : c’est la manière de Catulle et de Calvus. Ces jours passés, il me lut des lettres qu’il disait être de sa femme[2]. Je croyais entendre Plaute ou Terence en prose. Que ces lettres soient de sa femme, comme il l’assure, ou qu’elles soient de lui, ce qu’il n’avoue pas, il mérite les mêmes éloges, ou pour les avoir écrites, ou pour avoir donné à sa femme, qu’il épousa si jeune, le talent de les écrire. Je ne le quitte donc plus : je le lis à toute heure, avant de prendre la plume, quand je la quitte, quand je me délasse ; et je crois, en vérité, le lire toujours pour la première fois. Je ne puis trop vous engager à m’imiter. Faut-il le dédaigner, parce qu’il est votre contemporain ? Quoi ! s’il avait vécu parmi des gens que nous n’eussions jamais vus, nous courrions après ses livres, nous rechercherions jusqu’à ses portraits ; et, quand nous l’avons au milieu de nous, nous serons dégoûtés de son mérite par la facilité même d’en jouir ! Rien de plus étrange, à mon gré, rien de plus injuste, que de refuser son admiration à un homme vraiment digne d’être admiré, et cela, parce qu’il est permis, non-seulement de le louer, mais de le voir, de lui parler, de l’entendre, de l’embrasser, de l’aimer. Adieu.


  1. Du mordant. C’est le sens d’amaritudinis, que De Sacy a rendu par sel : il s’agit de la qualité propre au style satirique.
  2. Qu’il disait, etc. Quelques commentateurs, devant uxoris esse dicebat, ont placé quas, qui ne se trouve pas dans les manuscrits.