Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/XI. À Julius Genitor

Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 215-219).
XI.
Pline à Julius Genitor.

C’est le caractère de notre Artémidore d’exagérer toujours les services que lui rendent ses amis. Il est vrai qu’il a reçu de moi celui dont il vous a parlé ; mais il l’estime beaucoup plus qu’il ne vaut. Les philosophes avaient été chassés de Rome[1] : j’allai le trouver dans une maison qu’il avait aux portes de la ville : j’étais alors préteur, ce qui rendait ma visite plus remarquable et plus dangereuse. Il avait besoin d’une somme considérable, pour acquitter des dettes contractées par les plus honorables motifs : plusieurs de ses amis, riches et puissans, n’avaient pas l’air de sentir son embarras ; moi, j’empruntai la somme, et je lui en fis don. Et au moment où je lui rendais ce service, on venait d’envoyer à la mort ou en exil sept de mes amis : Senecion, Rusticus, Helvidius n’étaient plus : Mauricus, Gratilla, Arria, Fannia, avaient été bannis. La foudre tombée tant de fois autour de moi semblait menacer ma tête du même sort. Cependant je ne crois pas avoir mérité la gloire qu’il m’accorde : je n’ai fait qu’éviter la honte. Songez que C. Musonius, son beau-père, outre l’admiration qu’il excitait en moi, m’avait encore inspiré une tendresse aussi vive que pouvait le permettre la distance de nos âges : songez qu’Artémidore lui-même était déjà l’un de mes plus intimes amis, quand je servais, en qualité de tribun, dans l’armée de Syrie. C’est le premier témoignage que j’aie donné d’un assez heureux naturel, de montrer du goût pour un sage, ou du moins pour un homme qui ressemble si fort à ceux que l’on honore de ce nom : il est certain, qu’entre tous nos philosophes, vous en trouverez difficilement un ou deux aussi sincères, aussi vrais que lui. Je ne vous parle point de son courage à supporter l’excès de la chaleur et du froid. Je ne vous dis point qu’il est infatigable dans les plus rudes travaux ; que les plaisirs de la table lui sont inconnus, et qu’il ne permet pas plus à ses yeux qu’à ses désirs. Ces qualités pourraient briller dans un autre : chez lui, elles ne sont presque rien, comparées à ses autres vertus. Il doit à ces vertus la préférence que Musonius lui donna sur des rivaux de tous les rangs, lorsqu’il le choisit pour gendre.

Je ne puis rappeler ces souvenirs, sans être flatté des louanges dont il me comble dans le monde et surtout auprès de vous. Et cependant, je crains (pour finir comme j’ai commencé), je crains qu’il ne passe la mesure, entraîné, comme il l’est toujours, par son caractère généreux. Cet homme, d’ailleurs si sage, a un défaut, bien honorable sans doute, mais qui n’en est pas moins un défaut : c’est d’estimer ses amis au delà de leur valeur. Adieu.


  1. Chassés de Rome. Les philosophes avaient été bannis de Rome et de l’Italie par un édit de Domitien. Le prétexte de ce châtiment était l’éloge de Thraséas et d’Helvidius, dont Junius Rusticus s’était rendu coupable et qu’il avait payé de sa vie. Cette apologie de deux hommes de bien fut regardée comme une conspiration, dont les savans et les philosophes passèrent pour complices.