Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/X. À Atrius Clemens

Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 33-37).
X.
Pline à Atrius Clemens.

Si jamais les belles-lettres ont été florissantes à Rome, c’est assurément aujourd’hui. Je pourrais vous en citer bien des exemples : vous en serez quitte pour un seul ; je ne vous parlerai que du philosophe Euphrate. Je commençai à le connaître en Syrie, dans ma jeunesse et dans mes premières campagnes[1]. J’étais admis chez lui, et j’en profitai pour l’étudier à fond. J’employai tous mes efforts pour me faire aimer de lui ; et l’effort n’était pas nécessaire. Il est accessible, prévenant, et soutient bien par sa conduite les leçons d’affabilité qu’il donne. Que je serais content, si j’avais pu remplir l’espérance qu’il avait conçue de moi, comme il a surpassé celle qu’on avait déjà de lui ! Peut-être qu’aujourd’hui je n’admire davantage ses vertus, que parce que je les connais mieux ; et cependant, à vrai dire, je ne les connais pas encore assez. Il n’appartient qu’à un artiste de bien juger d’un peintre, d’un sculpteur, d’un statuaire ; il faut, de même, posséder la sagesse pour sentir tout le mérite d’un sage. Mais, autant que je puis m’y connaître, tant de rares qualités brillent dans Euphrate, qu’elles frappent les moins clairvoyans. Il a tout à la fois de la finesse, de la solidité et de la grâce dans la discussion ; souvent même il atteint au sublime, et reproduit la majesté du style de Platon. Il règne dans ses discours une abondance, une variété qui enchantent, et surtout une douceur qui entraîne les plus rebelles. Son extérieur ne dément point le reste : il est de belle taille ; il a le visage agréable, les cheveux longs, et une longue barbe toute blanche. Ces dehors, tout indifférens qu’ils paraissent, ajoutent singulièrement à la vénération qu’on a pour lui. Ses habits sont propres, sans affectation : son air est sérieux, sans être chagrin : son abord inspire le respect, sans imprimer la crainte. Son extrême politesse égale la pureté de ses mœurs : il fait la guerre aux vices, et non pas aux hommes : il ramène ceux qui s’égarent, et ne leur insulte point. On est si charmé de l’entendre, qu’après même qu’il vous a persuadé, vous voudriez qu’il eût à vous persuader encore. Trois enfans composent sa famille : il a deux fils, et il n’oublie rien pour leur éducation. Pompée Julien, son beau-père, est recommandable par sa vie entière ; il s’est honoré surtout par le choix de son gendre, puisque, tenant le premier rang dans sa province, il a cependant choisi la vertu plutôt que la naissance et la fortune.

Mais il faut que je n’aime guère mon repos, pour m’étendre si fort sur les louanges d’un ami qui est comme perdu pour moi. Ai-je donc peur de ne point sentir assez ma perte ? Malheureuse victime d’un emploi qui, tout important qu’il est, me paraît plus fâcheux encore[2], je passe ma vie à écouter, à juger des plaideurs, à répondre à des requêtes[3], à faire des réglemens, à écrire nombre de lettres, mais où les belles-lettres ne sont pour rien. Je m’en plains quelquefois à Euphrate (et encore combien est-il rare que j’aie seulement le plaisir de me plaindre !) Il essaie de me consoler. « C’est, dit-il, la plus noble fonction de la philosophie, que de mettre en œuvre les maximes des philosophes, que de consacrer ses travaux aux intérêts publics, de faire régner la justice et la paix parmi les hommes. » Voilà, je vous l’avoue, le seul point où son éloquence ne me persuade pas. Je suis encore à comprendre, que de semblables occupations puissent valoir le plaisir de l’écouter continuellement, et de l’étudier. Aussi, je vous le répète, vous qui avez le temps, revenez promptement à Rome, et, dès que vous y serez, allez vous former et vous perfectionner à son école[4]. Vous voyez que je ne ressemble pas à la plupart des hommes, qui envient aux autres les avantages qu’ils ne peuvent avoir. Au contraire, je crois jouir des biens que je n’ai pas, quand je sais que mes amis les possèdent. Adieu.


  1. Dans ma jeunesse, etc. Pline avait à peu près vingt ans : il était tribun de la troisième légion gauloise, que Vespasien avait envoyée en Syrie.
  2. D’un emploi, etc. L’emploi de garde du trésor, que Pline exerça à l’âge de trente-six ans.
  3. À répondre à des requêtes. Il y a dans le latin subnoto libellos, ce qui ne signifie pas signer des requêtes, mais répondre au nom du prince à des requêtes qui lui sont adressées : « Libellos signare sive subnotare dicuntur, dit Forcellini, qui libellis supplicibus principum nomine respondent. »
  4. Vous formez, etc. Il serait difficile de deviner comment De Sacy avait traduit cette phrase : illi te expoliendum limandumque permittas. « Hâtez-vous, disait-il, de mettre votre esprit sous une si douce lime. »