Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/VIII. À Pomp. Saturninus

Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 21-29).
VIII.
Pline à Pompeius Saturninus.

Votre lettre ne pouvait m’être rendue plus à propos. Vous m’y priez de vous envoyer quelque ouvrage de ma façon, au moment même où je songeais à vous en adresser un. C’est donner de l’éperon à qui ne demande qu’à courir ; et je n’ai plus à craindre, ni les excuses de votre paresse, ni les scrupules de ma discrétion : j’aurais aussi mauvaise grâce de me croire importun, que vous de me traiter de fâcheux, quand je ne fais que répondre à votre impatience. Cependant n’attendez rien de nouveau d’un paresseux. Je veux vous demander de vouloir bien revoir encore le discours que j’ai prononcé dans ma ville natale, le jour que je fondai une bibliothèque. Je me souviens que vous m’avez fait déjà, sur ce morceau, quelques remarques générales : ne puis-je point obtenir qu’il passe encore une fois sous votre lime ? Je voudrais aujourd’hui que votre critique ne s’attachât pas seulement à l’ensemble ; mais qu’elle relevât les moindres détails avec ce goût sévère que nous vous connaissons. Nous serons encore libres, après cet examen, de le publier ou de le garder. Peut-être même que cette revue attentive aidera beaucoup à nous déterminer ; car, à force de revoir et de retoucher l’ouvrage, ou nous le trouverons indigne, ou nous le rendrons digne de paraître.

Toutefois, je vous l’avoue, mon incertitude vient moins de la composition que du sujet. Ne m’expose-t-il point un peu au reproche d’ostentation et de vanité ? Quelque simple que soit mon style, il sera difficile que, contraint à parler de la libéralité de mes aïeux et de la mienne, je paraisse assez modeste. Le pas est glissant, lors même que la plus juste nécessité nous y engage. Si les louanges que nous donnons aux autres ne sont déjà pas trop bien reçues, comment se promettre de faire passer celles que nous nous donnons à nous-mêmes ? La vertu, qui toute seule fait des envieux, nous en attire bien davantage quand la gloire la suit ; et l’on expose moins les belles actions à la malignité, en les laissant dans l’ombre. Plein de ces pensées, je me demande souvent, si je dois avoir composé mon discours pour le public, ou seulement pour moi. La preuve que je dois avoir travaillé pour moi, c’est que les accessoires les plus nécessaires à une action de ce genre, ne conservent, après l’action, ni leur prix ni leur mérite[1].

Sans aller plus loin chercher des exemples, peut-on douter qu’il ne me fût très-utile d’expliquer les motifs de ma munificence ? J’y trouvais plusieurs avantages à la fois : j’arrêtais mon esprit sur de nobles pensées ; une longue méditation m’en dévoilait mieux toute la beauté ; enfin, je me précautionnais contre le repentir inséparable des libéralités précipitées. C’était comme une occasion de m’exercer au mépris des richesses. Car, tandis que la nature attache tous les hommes au soin de les conserver, l’amour raisonné d’une libéralité bien entendue me dégageait de ce commun lien de l’avarice. Il me semblait que ma générosité serait d’autant plus méritoire, que j’y étais entraîné par la réflexion, et non par un brusque caprice. Une dernière considération me déterminait encore. Ce n’étaient pas des spectacles ou des combats de gladiateurs que je proposais, c’étaient des pensions qui assurassent à des jeunes gens d’honnête famille les secours que la fortune leur refusait[2]. On n’a pas besoin de faire valoir les plaisirs qui charment les yeux ou les oreilles ; et, lorsqu’il s’agit de ces sortes de jouissances, l’orateur doit plutôt employer le frein que l’aiguillon. Mais faut-il engager quelqu’un à se livrer aux fatigues et aux dégoûts que traîne à sa suite l’éducation des jeunes gens, on n’a pas trop et des charmes de l’intérêt particulier et de tous les agrémens de l’éloquence. Les médecins essaient par leurs discours de répandre sur des alimens insipides, mais salutaires, la saveur qui leur manque : à plus forte raison, en faisant à mes concitoyens un présent d’une utilité immense, mais peu reconnue, fallait-il l’accompagner de toutes les séductions de la parole, surtout quand il était nécessaire de faire approuver, à ceux qui n’ont plus d’enfans, une institution qui n’est faite qu’en faveur de ceux qui en ont, et d’inspirer à tous assez de patience pour attendre et pour mériter une distinction restreinte au petit nombre[3].

Mais comme alors, en exposant le but et les avantages de cet établissement[4], j’étais plus occupé de l’utilité publique que de ma gloire particulière, je crains aujourd’hui, en publiant ma harangue, de paraître plus occupé de ma gloire particulière que de l’utilité publique. Je n’ai pas oublié qu’il y a plus de grandeur à chercher la récompense de la vertu dans sa conscience, que dans l’éclat de la renommée. Ce n’est pas à nos actions à courir après la gloire, c’est à la gloire à les suivre ; et, s’il arrive qu’elle nous échappe, il ne faut pas croire que ce qui l’a méritée[5] perde rien de son prix. Il est difficile de vanter le bien qu’on a fait, sans donner lieu de juger que l’on ne s’en vante pas, parce qu’on l’a fait, mais qu’on l’a fait pour s’en vanter. Notre action, que l’on admire quand d’autres en parlent, est méprisée dès que nous en parlons nous-mêmes. Les hommes sont ainsi faits : ils attaquent la louange, ne pouvant attaquer ce qui est louable. Quel parti prendre ? Ne faisons-nous rien qui mérite que l’on parle de nous, on nous le reproche : avons-nous mérité que l’on parle de ce que nous faisons, on ne nous pardonne pas de le dire.

J’ai encore un scrupule qui m’est personnel ; c’est que j’ai harangué, non en public, mais dans l’assemblée des décurions. Or, je crains qu’il soit peu convenable de briguer, par cette publication, les applaudissemens de la multitude, que j’ai évités en prononçant mon discours. Il s’agissait des intérêts du peuple, et j’avais mis entre lui et moi les murs du sénat[6], pour ne point avoir l’air de capter sa bienveillance ; mais aujourd’hui ne semblerai-je pas mendier par vanité l’approbation de ceux mêmes qui n’ont d’autre intérêt à mon action, que celui de l’exemple qu’elle donne ? Vous voilà instruit de tous mes doutes ; décidez. Je ne veux pour raison que votre avis. Adieu.


  1. La preuve que je dois, etc. De Sacy a traduit sur un texte ainsi ponctué… an et aliis debeamus, ut nobis. Admonet illud, etc. C’est l’ancienne leçon, et elle me semble peu favorable à la liaison des idées. Plein de ces pensées, dit De Sacy, je me demande souvent, si j’ai prétendu, par ma harangue, travailler pour le public ou seulement, etc. Cette phrase suppose évidemment une réponse, et voici cependant la phrase suivante, dans l’ancienne version du traducteur :Je sens bien même que les accompagnemens les plus nécessaires à une action d’éclat, etc. Cela s’enchaîne mal, et plus mal encore avec l’idée suivante. Barthius a proposé une ponctuation qui éclaircit très-heureusement toutes ces idées. Pline s’interroge : « Est-ce pour moi ; est-ce pour le public, que je dois avoir composé mon discours ? » Nobisne tantum, quidquid illud est, composuisse, an et aliis debeamus ? Il se répond ensuite : « La preuve que c’est pour moi, c’est que, etc. » Ut nobis (sous-entendu composuisse debeamus), admonet istud, quod, etc. Rien de plus satisfaisant que cette correction, sous le double rapport du sens et de la latinité. Aussi Gesner, Heusinger et Schæfer l’ont-ils adoptée.
  2. Qui assurassent, etc. Pline suivait l’exemple de Trajan, qui, le premier, institua des pensions destinées à l’éducation de jeunes gens pauvres, mais de bonne famille.
  3. Assez de patience, etc. Quelques commentateurs donnent à cette phrase un sens différent : l’interprétation de De Sacy m’a semblé moins pénible et plus conforme à l’esprit de la phrase entière.
  4. En exposant le but et les avantages, etc. L’édition de Schæfer, telle que l’a réimprimée M. Lemaire, porte intentionem affectumque, ce qui est sans doute une faute de typographie ; car dans les notes citées, Schæfer dit positivement que effectum est la leçon de tous les manuscrits.
  5. Que ce qui l’a méritée. L’édition que je viens de citer porte encore à tort quod gloriam non meruit. Le texte romain d’Heusinger et les meilleurs manuscrits ont quod gloriam meruit. Schæfer est d’avis, d’après ces autorités, de supprimer la négation.
  6. Les murs du sénat. Les sénateurs de Côme et des villes de même ordre (coloniæ) s’appelaient decuriones, et le lieu où ils s’assemblaient, curia.