Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/VI. À Avitus

Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 101-103).
VI.
Pline à Avitus[1].

Il faudrait reprendre de trop haut une histoire d’ailleurs inutile, pour vous dire comment, malgré mon humeur réservée, je me suis trouvé à souper chez un homme, selon lui, magnifique et économe, selon moi, somptueux et mesquin tout à la fois. On servait pour lui et pour un petit nombre de conviés des mets excellens : l’on ne servait pour les autres que des viandes communes et grossières. Il y avait trois sortes de vins dans de petites bouteilles différentes, non pas pour laisser la liberté de choisir, mais afin d’ôter le droit de refuser. Le premier était pour le maître et pour nous ; le second, pour les amis du second rang (car il aime par étage) ; le dernier, pour ses affranchis et pour les nôtres. L’un de mes voisins me demanda si j’approuvais l’ordonnance de ce festin. Je lui répondis que non. Et comment donc en usez-vous, dit-il ? — Je fais servir également tout le monde ; car mon but est de réunir mes amis dans un repas, et non de les offenser par des distinctions injurieuses. La différence du service ne distingue point ceux que la même table a égalés. — Quoi ! reprit-il, traitez-vous de même les affranchis ? — Pourquoi non ? Dans ce moment je ne vois point en eux des affranchis ; je n’y vois plus que des convives. — Cela vous coûte beaucoup, ajouta-t-il ? — Point du tout. — Quel secret avez-vous donc ? — Quel secret ? c’est que mes affranchis ne boivent pas le même vin que moi, mais que je bois le même vin que mes affranchis[2].

Ne soyons pas trop délicats, et il ne nous en coûtera jamais bien cher pour traiter les autres comme nous-mêmes. C’est notre propre sensualité qu’il faut réprimer et, pour ainsi dire, rappeler à l’ordre, quand nous voulons ménager notre bien : on doit, pour bien faire, fonder son économie sur sa tempérance, et non sur l’humiliation des autres. À quoi tend ce discours ? à vous avertir, vous dont j’estime tant l’heureux naturel, de ne point vous laisser imposer par une sorte de profusion d’autant plus dangereuse, qu’elle se pare des dehors de l’économie. L’amitié que je vous ai vouée exige de moi que toutes les fois qu’en mon chemin je rencontre un exemple semblable, je m’en serve pour vous avertir de ce qu’il faut éviter. N’oubliez donc jamais que l’on ne peut avoir trop d’horreur de ce monstrueux mélange d’avarice et de prodigalité ; et que, si un seul de ces vices suffit pour ternir la réputation, ils ne peuvent que déshonorer davantage, quand ils sont unis. Adieu.


  1. Avitus. On croit que cet Avitus est le frère de celui dont Pline déplore la perte, liv. v, 9.
  2. Je bois le même vin que mes affranchis. Il y a dans ce trait une délicatesse, qui n’avait pas été sentie par le traducteur : il rendait ainsi ce passage : Dans ces occasions, je ne fais pas servir de mon vin, mais du vin de mes affranchis. C’est dire que Pline avait deux sortes de vin, et c’est précisément le contraire que le latin veut faire entendre.