Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/Livre troisième

Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par [[Jules Pierrot|Jules Pierrot]].
éditeur Panckoucke (p. 165-249).

LETTRES

DE PLINE LE JEUNE. LIVRE TROISIÈME.

I. - Pline à Calvisius. modifier

Je ne crois pas avoir jamais passé le temps d’une manière plus agréable, que dernièrement chez Spurinna. II m’a tellement charmé, que, s’il m’est donné de vieillir, je ne sache personne à qui je voulusse davantage ressembler dans ma vieillesse. Rien n’est mieux entendu que son genre de vie ; et j’aime l’arrangement dans la vie des hommes, surtout dans celle des vieillards, comme j’aime le cours réglé des astres. S’il y a une sorte d’agitation et de désordre, qui ne sied pas mal aux jeunes gens, rien aussi ne convient mieux aux gens avancés en âge que l’ordre et la tranquillité : pour eux, l’ambition est honteuse et le travail hors de saison. Spurinna suit religieusement cette règle. Il renferme même, comme dans un cercle, les petits devoirs qu’il s’impose ; petits, si la régularité qui les rappelle chaque jour ne leur donnait du prix. Le matin, il se recueille quelque temps dans son lit ; à la seconde heure, il s’habille, fait trois milles à pied[1]. Pendant cette promenade, il n’exerce pas moins son esprit que son corps : s’il a ses amis près de lui, la conversation roule sur les matières les plus dignes d’intérêt ; s’il est seul, on lui lit quelque livre ; on lit même quelquefois lorsqu’il y a des amis, et qu’ils aiment la lecture. Ensuite, il se repose, et reprend un livre, ou une conversation qui vaut mieux qu’un livre. Bientôt après, il monte dans une voiture avec sa femme, personne d’un rare mérite, ou avec quelqu’un de ses amis, comme, par exemple, ces derniers jours, avec moi. Quels charmes ne trouve-t-on point à sa conversation, dans cette douce et honorable intimité ! Quelle connaissance de l’antiquité ! Que d’actions héroïques, que de grands hommes viennent, par sa bouche, vous donner de hautes leçons ! et cependant avec quel soin sa modestie n’évite-t-elle pas les airs dogmatiques, qui pourraient effaroucher ! Quand on a parcouru sept milles, il met pied à terre, et marche encore un mille. Après cela, il prend quelque repos, ou retourne travailler dans son cabinet ; car il fait très-bien des vers lyriques, en grec et en latin. Ses poésies ont une douceur, une grâce, une gaieté qui surprennent, et la vertu de l’auteur en rehausse le prix. Dès qu’un esclave annonce l’heure du bain (c’est ordinairement la neuvième en hiver, et la huitième en été[2]), il se déshabille et se promène au soleil, s’il ne fait point de vent. De là, il va jouer à la paume long-temps et avec ardeur ; car il oppose encore ce genre d’exercice à la pesanteur de la vieillesse. Après le bain, il se met au lit, diffère un peu le repas, et écoute une lecture légère et divertissante. Pendant ce temps, ses amis ont la liberté de s’occuper de la même manière, ou de toute autre, à leur choix. On sert avec autant d’élégance que de fruga lité, dans de la vaisselle d’argent sans ciselure et d’une simplicité antique[3]. Il emploie aussi des vases de Corinthe, qu’il aime beaucoup, mais sans y attacher trop de prix. Souvent le repas est égayé par des comédiens, afin d’associer les arts aux plaisirs. La nuit, même en été, le trouve encore à table ; et on ne s’aperçoit pas d’y avoir trop demeuré, tant sa conversation a de charme ! Par là, il s’est conservé, à soixante et dix-sept ans passés, le plein usage de la vue et de l’ouïe, l’activité et la vivacité du corps : il n’a de la vieillesse que la prudence. Je souhaite une pareille vie, je la goûte déjà par avance, bien résolu de l’embrasser, dès que l’âge m’aura permis de sonner la retraite. Cependant mille travaux m’accablent ; mais l’exemple de Spurinna me soutient et me console. Car lui aussi, tant que l’honneur l’a commandé, il a rempli des charges publiques, occupé des places, gouverné des provinces, et il a acheté par de longues fatigues le repos dont il jouit. Je me propose donc la même carrière et le même but : j’en prends aujourd’hui l’engagement devant vous. Si vous voyez que jamais je m’emporte plus loin, citez-moi devant les juges, en vertu de cette lettre, et faites-moi condamner au repos, quand je n’aurai plus à craindre le reproche de paresse. Adieu.

II. - Pline à Maxime. modifier

Je crois être en droit de vous demander, pour mes amis, ce que je vous offrirais pour les vôtres, si j’étais à votre place. Arrianus Maturius tient le premier rang parmi les Altinates. Quand je parle de rang, je ne le règle pas sur les biens de la fortune dont il est comblé, mais sur la pureté des mœurs, sur la justice, sur l’intégrité, sur la prudence. Ses conseils dirigent mes affaires, et son goût mes études. Il a toute la droiture, toute la sincérité, toute l’intelligence que l’on peut désirer. Il m’aime (je ne puis dire rien de plus) autant que vous m’aimez vous-même. Comme il ne connaît point l’ambition, il s’est tenu dans l’ordre des chevaliers, quoiqu’il eût pu fort aisément monter aux premières dignités. Je n’en regarde pas moins comme un devoir pour moi de l’élever et de l’agrandir. Je serais heureux de lui faire obtenir quelque distinction, sans qu’il y pensât, sans qu’il le sût, et peut-être même malgré lui : mais j’en voudrais une qui eût de l’éclat, sans lui causer trop d’embarras. C’est une faveur que je vous demande pour lui, à la première occasion qui s’en présentera. Vous aurez en moi, vous aurez en lui-même un débiteur plein de reconnaissance ; car, quoiqu’il ne souhaite pas ces sortes de grâces, il les reçoit comme s’il les eût vivement désirées. Adieu.

III. - Pline à Corellia Hispulla[4]. modifier

Je ne pourrais pas dire si j’avais plus d’amitié que de vénération pour votre père, homme d’un mérite et d’une probité rares. Ce que je sens, c’est qu’en mémoire de cette ancienne amitié, et en même temps pour vos propres vertus, je vous aime tendrement. Jugez par là si je puis manquer de contribuer, non-seulement de mes vœux, mais de tous mes efforts, à rendre votre fils semblable à son aïeul ; je dis son aïeul maternel, quoique d’ailleurs je n’ignore pas que son aïeul paternel s’était acquis beaucoup de considération, ainsi que son père et son oncle. Votre fils apprendra bientôt à marcher sur leurs traces, si on lui donne un guide qui lui enseigne les routes de la science et de l’honneur ; mais il importe de bien choisir ce guide. Jusqu’ici son enfance l’a tenu auprès de vous, et sous la conduite de ses précepteurs : là, point d’erreurs, ou très-peu d’erreurs à craindre. Aujourd’hui, que le temps est venu de l’envoyer aux écoles publiques, il faut chercher un rhéteur dont la réputation soit établie, en vertu, en modestie, et surtout en sévérité de mœurs : car, entre autres avantages que cet enfant a reçus de là nature et de la fortune, il est doué d’une beauté singulière ; et c’est un motif, dans un âge si tendre, pour lui donner non-seulement un précepteur, mais un gouverneur et un gardien rigide.

Je ne vois personne plus propre à cet emploi que Julius Genitor. Je l’aime ; mais l’amitié que je lui porte ne séduit point mon jugement : c’est, au contraire, de mon jugement qu’elle est née. Genitor est un homme grave et irréprochable, peut-être un peu sévère et un peu dur, si l’on en juge d’après la licence du siècle. Sur son éloquence, vous pouvez vous en rapporter à l’opinion publique ; car le talent de l’éloquence se manifeste de lui-même et est apprécié sur-le-champ. Il n’en est pas ainsi des qualités de l’âme : elle a des abîmes où il n’est pas facile de pénétrer, et, sous ce rapport, je serai la caution de Genitor. Votre fils ne lui entendra rien dire, dont il ne puisse faire son profit ; il n’apprendra rien de lui, qu’il eût été mieux d’ignorer. Genitor n’aura pas moins de soin, que vous et moi, de rappeler sans cesse devant ses yeux l’image de ses ancêtres, et de lui faire sentir les obligations que leurs grands noms lui imposent. N’hésitez donc pas à le mettre entre les mains d’un précepteur, qui le formera d’abord aux bonnes mœurs, et ensuite au talent de l’éloquence, où l’on n’excelle jamais sans les bonnes mœurs[5]. Adieu.

IV. - Pline à Macrin. modifier

Quoique ceux de mes amis qui se sont trouvés ici, et le public même, semblent avoir approuvé ma conduite, dans la conjoncture dont je vais vous parler, je serai pourtant fort aise de savoir encore ce que vous en pensez. Comme j’eusse voulu régler par votre avis les démarches que j’avais à faire, je désire vivement d’apprendre votre jugement sur les démarches que j’ai faites.

Après avoir obtenu un congé, sans lequel ma charge de préfet du trésor[6] ne me permettait pas de quitter Rome, j’étais allé en Toscane, pour faire élever à mes frais, un monument public[7]. Pendant mon absence, les députés de la Bétique vinrent supplier le sénat de vouloir bien me nommer leur avocat, dans l’accusation qu’ils allaient intenter contre Cecilius Classicus, leur dernier proconsul. Mes collègues dans la charge de préfet du trésor, par un excès de bonté et d’amitié pour moi, re présentèrent les devoirs de notre commun emploi, et tâchèrent de m’épargner cette nouvelle obligation. Sur leurs remontrances, le sénat prit une décision qui m’est infiniment honorable, et qui porte, que l’on me donnerait pour avocat a la province, si les députés pouvaient m’obtenir de moi-même. A mon retour, les députés, introduits de nouveau dans le sénat, me conjurèrent de ne pas leur refuser mon ministère, en attestant le zèle que j’avais déployé contre Massa Bébius, et l’espèce d’alliance qui unit le défenseur aux cliens. Aussitôt j’entendis s’élever ce murmure d’approbation générale, qui précède toujours les décrets du sénat : Pères conscrits, dis-je alors[8], je cesse de croire que mes excuses fussent légitimes. Le motif et la simplicité de cette réponse la firent bien accueillir.

Ce qui me détermina, ce ne fut. pas seulement l’intention visible du sénat (quoique cette considération fût la plus puissante de toutes), mais encore plusieurs autres raisons, qui, pour être moins importantes, n’étaient pas à négliger. Je me rappelais que nos ancêtres, pour venger ceux même auxquels ils n’étaient attachés que par les liens d’une hospitalité privée[9], accusaient spontanément leurs ennemis, et il me semblait d’autant plus honteux de manquer aux lois d’une hospitalité publique. D’ailleurs, lorsque je pensais à quels périls m’avait exposé la défense des peuples de Bétique, dans la cause que je plaidai pour eux, il me semblait utile d’assurer, par un second service, le mérite du premier : car, enfin, telle est la disposition du cœur humain ; vous détruisez vos premiers bienfaits, si vous ne prenez soin de les soutenir par des bienfaits nouveaux : obligez cent fois, refusez une, on ne se souviendra que du refus. La mort de Classicus m’invitait encore à me charger de cette cause, et en éloignait ce que ce genre d’affaires offre de plus affligeant, le danger où l’on expose un sénateur : cette accusation m’assurait autant de reconnaissance, que si Classicus eût vécu, et ne me laissait nul ressentiment à craindre. Enfin, je comptais que si cette province me chargeait une troisième fois d’une pareille mission, contre quelqu’un qu’il ne me convînt pas d’accuser, il me serait plus facile de m’en dispenser : car tout devoir a ses bornes, et notre complaisance, dans une occasion, prépare une excuse à la liberté de nos refus dans une autre.

Je vous ai informé des plus secrets motifs de ma conduite ; c’est à vous d’en juger. Votre sincérité ne me fera guère moins de plaisir, si vous me condamnez, que votre suffrage, si vous m’approuvez. Adieu.

V. - Pline à Macer. modifier

Je suis charmé de voir que vous lisez avec tant de soin les ouvrages de mon oncle, que vous voulez les connaître tous et les posséder tous. Je ne me contenterai pas de vous les indiquer ; je vous marquerai encore dans quel ordre ils ont été faits : c’est une connaissance qui n’est pas sans agrément, pour les hommes qui s’occupent de littérature.

Étant commandant de cavalerie, il a composé un livre de l’art de lancer le javelot à cheval, ouvrage où le talent et l’exactitude se font également remarquer. Il a écrit en deux livres la vie de Pomponius Secundus[10] qui avait eu beaucoup d’amitié pour lui : il paya ce tribut de reconnaissance à sa mémoire. Il nous a laissé vingt livres sur les guerres de Germanie ; il y a rassemblé toutes celles que nous avons soutenues contre les peuples de ce pays. C’est un songe qui lui fit entreprendre cet ouvrage : il servait dans cette province, lorsqu’il crut voir, pendant son sommeil, Drusus Néron, qui, vainqueur et conquérant de la Germanie, y avait trouvé la mort. Ce prince lui recommandait de sauver son nom d’un injurieux oubli. Nous avons encore de lui trois livres, intitulés, l’ Homme de lettres, que leur étendue obligea mon oncle de diviser eu six volumes : il prend l’orateur au berceau, et ne le quitte point qu’il ne l’ait conduit à la plus haute perfection. Huit livres sur les difficultés de la grammaire[11] : il les composa pendant les dernières années de l’empire de Néron, où la tyrannie rendait dangereux tout genre d’étude plus libre et plus élevé. Trente et un, pour servir de suite à l’histoire qu’Aufidius Bassus[12] a écrite. Trente-sept, de l’histoire naturelle : cet ouvrage est d’une étendue, d’une érudition infinie, et presque aussi varié que la nature elle-même.

Vous ne concevez pas comment un homme si occupé a pu écrire tant de volumes, et y traiter tant de différens sujets, la plupart si épineux et si difficiles : vous serez bien plus étonné, quand vous saurez qu’il a plaidé pendant quelque temps ; qu’il n’avait que cinquante-six ans quand il est mort, et que sa vie s’est passée[13] dans les occupations et les embarras que donnent les grands emplois et la faveur des princes : mais il avait un esprit ardent, un zèle infatigable, une vigilance extrême. Il commençait ses veilles aux fêtes de Vulcain[14], non pas pour tirer des présages de l’observation des astres, mais pour se livrer au travail : il se mettait à l’étude, dès que la nuit était tout à fait venue ; en hiver, à la septième heure, au plus tard à la huitième, souvent à la sixième. Il n’était pas possible de moins donner au sommeil, qui quelquefois le prenait et le quittait sur les livres[15].

Avant le jour, il se rendait chez l’empereur Vespasien, qui faisait aussi un bon usage des nuits. De là, il allait s’acquitter des fonctions qui lui étaient confiées. Ses affaires faites, il retournait chez lui ; et ce qui lui restait de temps, c’était encore pour l’étude. Après le repas[16] (toujours très-simple et très-léger, suivant la coutume de nos pères), s’il se trouvait quelques momens de loisir, en été, il se couchait au soleil : on lui lisait quelque livre : il prenait des notes, et faisait des extraits ; car jamais il n’a rien lu sans extraire, et il disait souvent, qu’il n’y a si mauvais livre, où l’on ne puisse apprendre quelque chose.

Après s’être retiré du soleil, il se mettait le plus souvent, dans le bain d’eau froide. Il mangeait légèrement, et dormait quelques instans. Ensuite, et comme si un nouveau jour eût commencé, il reprenait l’étude jusqu’au moment du souper. Pendant qu’il soupait, nouvelle lecture, nouveaux extraits, mais en courant. Je me souviens qu’un jour, un de ses amis interrompit le lecteur, qui avait mal prononcé quelques mots, et le fit répéter. Mais vous l’aviez compris, lui-dit mon oncle ? — Sans doute, répondit son ami. — Et pourquoi donc, reprit-il, le faire recommencer ? Votre interruption nous coûte plus de dix lignes. Voyez si ce n’était pas être bon ménager du temps. L’été, il sortait de table avant la nuit ; en hiver, entre la première et la seconde heure : on eût dit, à son exactitude, qu’il y était forcé par une loi. Et tout cela se faisait au milieu des occupations et du tumulte de la ville. Dans la retraite, il n’y avait que le temps du bain qui fût sans travail : je veux dire le temps qu’il était dans l’eau[17] ; car pendant qu’il se faisait frotter et essuyer[18], il ne manquait point ou de lire ou de dicter. Dans ses voyages, comme s’il eût été dégagé de tout autre soin, il se livrait sans partage à l’étude : il avait toujours à ses côtés son livre, ses tablettes, et son secrétaire, auquel il faisait prendre ses gants en hiver, afin que la rigueur même de la saison ne pût dérober un moment au travail. C’était par cette raison qu’à Rome il n’allait jamais qu’en chaise. Je me souviens qu’un jour il me reprit de m’être promené. Vous pouviez, dit-il, mettre ces heures à profit ; car il comptait pour perdu tout le temps que l’on n’employait pas aux sciences. C’est par cette prodigieuse application qu’il a su achever tant d’ouvrages, et qu’il m’a laissé cent soixante tomes d’extraits, écrits sur la page et sur le revers, en très-petits caractères ; ce qui rend la collection bien plus volumineuse encore qu’elle ne le paraît. Il m’a souvent dit que, lorsqu’il était intendant en Espagne, il n’avait tenu qu’à lui de la vendre à Largius Licinius quatre cent mille sesterces ; et alors ces mémoires n’étaient pas tout à fait aussi étendus.

Quand vous songez à cette immense lecture, à ces ouvrages infinis qu’il a composés, ne croiriez-vous pas qu’il n’a jamais été ni dans les charges, ni dans la faveur des princes ? Et cependant, quand vous apprenez combien il consacrait de temps à l’étude et au travail, ne trouvez-vous pas qu’il aurait bien pu lire et composer davantage[19] ? Car, d’un côté, quels obstacles les charges et la Cour ne forment-elles point aux études ; et, de l’autre, que ne doit-on pas attendre d’une si constante application ? Aussi, je ne puis m’empêcher de rire quand on parle de mon ardeur pour l’étude, moi qui, comparé à lui, suis le plus paresseux des hommes : cependant je donne à l’étude tout ce que les devoirs publics et ceux de l’amitié me laissent de temps. Eh ! parmi ceux mêmes qui consacrent toute leur vie aux belles-lettres, quel est celui qui pourrait soutenir le parallèle, et qui ne semblerait, auprès de lui, avoir livré tous ses jours au sommeil et à la mollesse ?

Je m’aperçois que mon sujet m’a emporté plus loin que je ne m’étais proposé ; je voulais seulement vous apprendre ce que vous désiriez savoir, quels ouvrages mon oncle a composés. Je m’assure pourtant que ce que je vous ai mandé ne vous fera guère moins de plaisir que les ouvrages mêmes : cela peut non-seulement vous engager encore à les lire, mais même vous enflammer d’une généreuse émulation, et d’un noble désir d’en imiter l’auteur. Adieu.

VI. - Pline à Sévère. modifier

Ces jours passés, j’ai acheté, des deniers d’une succession qui m’est échue, une figure d’airain de Corinthe : elle est petite, mais belle et bien travaillée, au moins suivant mes lumières, qui ne vont loin en aucune matière, mais en celle-ci moins qu’en toute autre. Je crois pourtant pouvoir juger de l’excellence de cette statue : comme elle est nue, elle ne cache point ses défauts, et nous étale toutes ses beautés. C’est un vieillard debout : les os, les muscles, les nerfs, les veines, les rides même ont quelque chose de vivant. Les cheveux sont rares et plats, le front large, le visage étroit, le cou maigre, les bras languissamment abattus, les mamelles pendantes, le ventre enfoncé : au seul aspect du dos, on reconnaît un vieillard, autant qu’il peut être reconnu par derrière. L’airain, à en juger par sa couleur, est fort ancien[20]. Enfin, il n’est rien dans cette statue qui ne soit fait pour arrêter les yeux des maîtres, et charmer ceux des ignorans. C’est ce qui m’a engagé à l’acheter, tout médiocre connaisseur que je suis, non dans le dessein d’en parer ma maison, car je ne me suis point encore avisé de lui donner de ces sortes d’embellissemens, mais pour orner quelque lieu remarquable dans notre patrie, comme le temple de Jupiter. Le présent me paraît digne d’un temple, digne d’une divinité. Veuillez donc vous charger, avez le zèle que vous mettez à vous acquitter de toutes les commissions que je vous donne, de faire faire à ma statue un piédestal, de tel marbre qu’il vous plaira : j’y inscrirai mon nom et mes qualités, si vous jugez qu’elles doivent y trouver place. Moi, j’aurai soin de vous envoyer la statue, à la prochaine occasion qui se présentera ; ou, ce que vous aimerez beaucoup mieux, je vous la porterai moi-même : car je me propose, pour peu que les devoirs de ma charge me le permettent, de faire une course jusque chez vous. Je vous vois déjà sourire à cette nouvelle ; mais vous allez froncer le sourcil : je ne resterai que peu de jours. Les mêmes raisons qui retardent mon départ aujourd’hui, me défendent une longue absence. Adieu.

VII. - Pline à Caninius. modifier

Le bruit vient de se répandre ici, que Silius Italicus a fini ses jours, par une abstinence volontaire, dans sa terre près de Naples. La cause de sa mort est sa mauvaise santé : un abcès incurable qui lui était survenu, l’a dégoûté de la vie, et l’a fait courir à la mort avec une constance inébranlable. Jamais la moindre disgrace ne troubla son bonheur, si ce n’est peut-être la perte de son second fils ; mais l’aîné, qui était aussi le meilleur des deux, il l’a laissé consulaire et jouissant de la plus honorable considération. Sa réputation avait reçu quelque atteinte du temps de Néron. Il fut soupçonné de s’être rendu volontairement délateur ; mais il avait usé sagement et en honnête homme de la faveur de Vitellius. Il acquit beaucoup de gloire dans le gouvernement d’Asie ; et, par une honorable retraite, il avait effacé la tache de ses premières intrigues : il a su tenir son rang parmi les premiers citoyens de Rome, sans rechercher la puissance et sans exciter l’envie. On le visitait, on lui rendait des hommages : quoiqu’il gardât souvent le lit, toujours entouré d’une cour, qu’il ne devait pas à sa fortune[21], il passait les jours dans de savantes conversations. Quand il ne composait pas (et il composait avec plus d’art que de génie), il lisait quelquefois ses vers, pour sonder le goût du public. Enfin, il prit conseil de sa vieillesse, et quitta Rome pour se retirer dans la Campanie, d’où rien n’a pu l’arracher depuis, pas même l’avénement du nouveau prince. Cette liberté fait honneur à l’empereur sous le quel on a pu se la permettre, et à celui qui l’a osé prendre.

Il avait pour les objets d’art remarquables un goût particulier, qu’il poussait même jusqu’à la manie[22], Il achetait en un même pays plusieurs maisons ; et la passion qu’il prenait pour la dernière, le dégoûtait des autres. Il se plaisait à rassembler dans chacune grand nombre de livres, de statues, de bustes, qu’il ne se contentait pas d’aimer, mais qu’il honorait d’un culte religieux, le buste de Virgile surtout. Il célébrait la naissance de ce poète avec plus de solennité que la sienne propre, principalement à Naples, où il ne visitait son tombeau qu’avec le même respect qu’il se fût approché d’un temple. Il a vécu dans cette tranquillité soixante et quinze ans, avec un corps délicat, plutôt qu’infirme. Comme il fut le dernier consul créé par Néron, il mourut aussi le dernier de tous ceux que ce prince avait honorés de cette dignité. Il est encore remarquable, que lui, qui se trouvait consul quand Néron fut tué, ait survécu à tous les autres qui avaient été élevés au consulat par cet empereur.

Je ne puis me rappeler tout cela, sans être frappé de la misère humaine : car que peut-on imaginer de si court et de si borné, qui ne le soit moins que la vie même la plus longue ? Ne vous semble-t-il pas qu’il n’y ait qu’un jour que Néron régnait ? Cependant, de tous ceux qui ont exercé le consulat sous lui, il n’en reste pas un seul. Mais pourquoi s’en étonner ? Lucius Pison, le père de celui que Valerius Festus assassina si cruellement en Afrique, nous a souvent répété qu’il ne voyait plus aucun de ceux dont il avait pris l’avis dans le sénat, étant consul. Les jours comptés à cette multitude infinie d’hommes, répandus sur la terre, sont en si petit nombre, que je n’ex cuse pas seulement, mais que je loue même ces larmes d’un prince fameux : vous savez qu’après avoir attentivement regardé la prodigieuse armée qu’il commandait, Xerxès ne put s’empêcher de pleurer sur le sort de tant de milliers d’hommes qui devaient sitôt finir. Combien cette idée n’est-elle pas puissante pour nous engager à faire un bon usage de ce peu de momens qui nous échappent si vite ! Si nous ne pouvons les employer à des actions d’éclat que la fortune ne laisse pas toujours à notre portée, donnons-les au moins entièrement à l’étude. S’il n’est pas en notre pouvoir de vivre long-temps, laissons au moins des ouvrages qui ne permettent pas d’oublier jamais que nous avons vécu. Je sais bien que vous n’avez pas besoin d’être excité : mon amitié pourtant m’avertit de vous animer dans votre course, comme vous m’animez vous-même dans la mienne. La noble ardeur[23] que celle de deux amis qui, par de mutuelles exhortations, allument de plus en plus en eux l’amour de l’immortalité ! Adieu.

VIII. - Pline à Tranquille[24]. modifier

Votre air de cérémonie avec moi ne se dément point, quand vous me priez, avec tant de circonspection, de vouloir bien faire passer à Césennius Silvanus, votre proche parent, la charge de tribun[25] que j’ai obtenue pour vous de Neratius Marcellus. Je n’aurai pas moins de plaisir à vous mettre en état de donner cette place, qu’à vous la voir remplir vous-même. Je ne crois point qu’il soit raisonnable d’envier à ceux que l’on veut élever aux honneurs, le titre de bienfaiteur, qui seul vaut mieux que tous les honneurs ensemble. Je sais même qu’il est aussi glorieux de répandre les grâces, que de les mériter : vous aurez à la fois cette double gloire, si vous cédez à un autre[26] une dignité, où votre mérite vous avait appelé. Je sens d’ailleurs que ma gloire est intéressée dans le service que je vous rends : on saura, par votre exemple, que mes amis peuvent non-seulement exercer la charge de tribun, mais même la donner. Je vous obéis donc avec plaisir dans une chose si honorable. Heureusement votre nom n’a point encore été porté sur le rôle public : ainsi nous avons la liberté de mettre, à la place, celui de Silvanus. Puisse-t-il être aussi sensible à cette grâce, qu’il reçoit de vous, que vous l’êtes à ce petit service que je vous rends ! Adieu.

IX. - Pline à Minucianus[27]. modifier

Je puis enfin vous faire ici le détail de tous les travaux que m’a coûtés la poursuite judiciaire dont je me suis chargé au nom de la province de Bétique. Cette cause a duré plusieurs audiences, avec des succès fort différens[28]. Pourquoi des succès différens ? pourquoi plusieurs audiences ? je vais vous le dire[29].

Classicus, homme d’une ame basse, et qui faisait le mal sans se cacher, avait gouverné cette province avec autant de cruauté que d’avarice, la même année que sous Marius Priscus l’Afrique éprouvait semblable sort. Priscus était originaire de la Bétique, et Classicus d’Afrique : de là ce bon mot des habitans de la Bétique (car il échappe quelquefois de bons mots à la douleur) : L’Afrique nous rend ce que nous lui avons prêté. Il y eut pourtant cette différence entre ces deux hommes, que Priscus ne fut poursuivi publiquement que par une seule ville, à laquelle vinrent se joindre plusieurs particuliers ; tandis que la province entière de Bétique fondit sur Classicus. Il prévint les suites de ce procès par une mort qu’il dut, soit au hasard, soit à son courage ; car sa mort, qui n’a rien d’ailleurs d’honorable, ne laisse pas d’être équivoque[30]. Si, d’un côté, il paraît fort vraisemblable qu’en perdant l’espérance de se justifier il ait voulu perdre la vie, il n’est pas concevable, de l’autre, qu’un scélérat qui n’a pas eu honte de commettre les actions les plus condamnables, ait eu le cœur d’affronter la mort pour se dérober à la honte de la condamnation. La Bétique cependant demandait que, tout mort qu’il était, son procès fût instruit. Sa demande était conforme à la loi ; mais cette loi était tombée en désuétude, et on la tirait de l’oubli après une longue interruption. Les peuples de cette province allaient encore plus loin : ils prétendaient que Classicus n’était pas le seul coupable ; ils accusaient nommément les ministres, les complices de ses crimes, et demandaient justice contre eux.

Je parlais pour la Bétique, et j’étais secondé par Luceius Albinus, dont l’éloquence est à la fois abondante et fleurie : nous avions déjà de l’amitié l’un pour l’autre ; mais cette communauté de ministère me l’a rendu bien plus cher encore. Il semble que les rivaux de gloire, surtout parmi les gens de lettres, soient fort peu disposés à s’entendre : cependant il n’y eut pas entre nous la moindre division. Sans écouter l’amour-propre, nous marchions d’un pas égal où nous appelait le bien de la cause. La complication de l’affaire et l’utilité de nos cliens nous semblèrent exiger que chacun de nous ne renfermât pas tant d’actions différentes dans un seul discours. Nous craignions que le jour, que la voix, que les forces ne nous manquassent, si nous rassemblions, comme en un seul corps d’accusation, tant de crimes et tant de criminels. Tous ces noms, tous ces faits différens nouvaient d’ailleurs, non-seulement épuiser l’attention des juges, mais même confondre leurs idées. Nous appréhendions encore que le crédit particulier de chacun des accusés ne devînt commun à tous par le mélange. Enfin, nous voulions éviter que le plus puissant ne livrât le plus faible comme une victime expiatoire, et ne se sauvât en le sacrifiant : car jamais la faveur et la brigue n’agissent plus sûrement, que lorsqu’elles peuvent se couvrir du masque de la sévérité. Nous avons songé à Sertorius, ordonnant au plus fort et au plus faible de ses soldats d’arracher la queue d’un cheval[31]. . . vous savez le reste. Nous jugions de même que nous ne viendrions à bout d’un si gros escadron d’accusés, qu’en les détachant les uns des autres. La première chose que nous crûmes devoir établir, c’est que Classicus était coupable : c’était une préparation nécessaire à l’accusation de ses officiers et de ses complices, qui ne pouvaient être reconnus criminels, s’il était innocent. Nous en choisîmes deux, pour les accuser avec lui dès le premier moment, Bébius Probus et Fabius Hispanus, l’un et l’autre redoutables par leur crédit, Hispanus même par son éloquence. Classicus nous donna peu de peine. Il avait laissé parmi ses papiers un mémoire écrit de sa main, où l’on trouvait au juste ce que lui avait valu chacune de ses concussions. Nous avions même une lettre de lui fort vaine et fort impertinente, qu’il avait écrite à une de ses maîtresses à Rome. Réjouissons-nous, lui disait-il, je reviens près de vous, et je reviens libre de toute dette[32] : j’ai gagné quatre millions de sesterces sur la vente d’une partie des domaines de la Bétique. Probus et Hispanus nous embarrassèrent davantage. Avant d’entrer dans l’exposition de leurs crimes, je crus qu’il était nécessaire de faire voir que l’exécution d’un ordre inique était un crime ; autrement, c’était perdre son temps que de prouver qu’ils avaient été les ministres des ordres de Classicus ; car ils ne niaient pas les faits dont ils étaient chargés, mais ils s’excusaient sur la nécessité d’obéir : habitans de la province, disaient-ils, ils étaient soumis par la crainte à toutes les volontés des proconsuls. Claudius Restitutus, qui me répliqua, a pour lui une longue habitude du barreau, et une vivacité naturelle qui lui fournit toujours la réponse aux argumens les moins prévus : cependant il avoue hautement que jamais il ne fut plus troublé, plus déconcerté, que lorsqu’il se vit arracher les seules armes où il avait mis sa confiance.

Voici quel fut l’événement. Le sénat ordonna que les biens dont Classicus jouissait, avant qu’il prît possession de son gouvernement, seraient séparés de ceux qu’il avait acquis depuis : les premiers furent abandonnés à sa fille, les autres rendus aux peuples dépouillés. On alla plus loin : on ordonna que les créanciers, qu’il avait payés, restitueraient ce qu’ils avaient reçu ; et l’on exila pour cinq ans Hispanus et Probus : tant on jugea cou pable ce qui d’abord avait à peine semblé suffire pour motiver une accusation !

Peu de jours après, nous plaidâmes contre Clavius[33] Fuscus, gendre de Classicus, et contre Stillonius Priscus, qui avait commandé une cohorte sous Classicus : leur sort fut très-différent ; on bannit Priscus de l’Italie pour deux ans ; Fuscus fut renvoyé absous. Dans la troisième audience, il nous sembla plus convenable de rassembler un grand nombre de complices. Il nous parut à craindre qu’en faisant traîner plus long-temps cette affaire, le dégoût et l’ennui ne refroidissent l’attention des juges, et ne lassassent leur sévérité. Il ne restait d’ailleurs que des criminels d’une moindre importance, et que nous avions tout exprès réservés pour les derniers. J’en excepte pourtant la femme de Classicus : l’on avait assez d’indices pour la soupçonner, mais non assez de preuves pour la convaincre. A l’égard de sa fille aussi accusée, les soupçons même manquaient. Lors donc qu’à la fin de cette audience j’eus à parler d’elle, n’ayant plus à craindre, comme au commencement, d’ôter à l’accusation quelque chose de sa force, j’obéis à l’honneur, qui me faisait une loi de ne point opprimer l’innocence : je ne me contentai pas de le penser, je le dis librement, et de plus d’une manière. Tantôt je demandais aux députés s’ils m’avaient instruit de quelque fait qu’ils pussent se promettre de prouver contre elle ; tantôt je m’adressais au sénat, et le suppliais de me dire, s’il croyait qu’il me fût permis d’abuser du peu d’éloquence que je pouvais avoir, pour accabler une femme innocente, et pour lui plonger le poignard dans le sein. Enfin, je conclus par ces paroles : Quelqu’un dira : vous vous érigez donc en juge ? non ; mais je n’oublie pas que je suis un avocat tiré du nombre des juges.

Telle a été la fin de cette longue affaire. Les uns ont été absous ; la plupart condamnés, et bannis, ou à temps, ou à perpétuité. Le. décret du sénat loue en termes fort honorables notre application, notre zèle, notre fermeté ; et cela seul pouvait dignement récompenser de si grands travaux. Vous comprenez aisément à quel point m’ont fatigué tant de plaidoiries différentes, tant d’opiniâtres disputes, tant de témoins à interroger, à raffermir, à réfuter. Représentez-vous quel embarras, quel chagrin, de se montrer toujours inexorable aux sollicitations secrètes, et de résister en face aux protecteurs déclarés d’un si grand nombre de coupables. En voici un exemple. Quelques-uns des juges eux-mêmes, au gré desquels je pressais trop un accusé des plus accrédités, se récrièrent hautement. — Il n’en sera pas moins innocent, leur répliquai-je, quand j’aurai tout dit contre lui. Imaginez par là quelles contradictions il m’a fallu essuyer, quelles inimitiés je me suis attirées ! ces inimitiés dureront peu, il est vrai ; car l’intégrité, qui blesse d’abord ceux à qui elle résiste, devient bientôt l’objet de leur estime et de leurs louanges.

Je ne pouvais pas vous exposer plus clairement toute cette affaire. Vous allez me dire : Elle n’en valait pas la peine ; je me serais bien passé d’une si longue lettre. Cessez donc de me demander si souvent ce que l’on fait à Rome ; et souvenez-vous qu’une lettre ne peut être longue, lorsqu’elle embrasse tant de journées, tant de discussions, tant d’accusés enfin et tant de causes différentes. Il n’était pas possible, ce me semble, de vous mander tout cela, ni en moins de mots, ni plus exactement. Je me vante à tort d’exactitude : il me revient un peu tard une circonstance qui m’était échappée : je vais la rappeler ici, quoiqu’elle n’y soit pas à sa place naturelle. Homère, et tant d’habiles gens, à son exemple, n’en usent-ils pas de même ? et, après tout, cela n’a-t-il pas son agrément ? Moi, je l’avoue, je n’y ai pas mis cette savante intention. L’un des témoins, ou mécontent de se voir cité malgré lui, ou corrompu par quelqu’un des complices, qui voulait déconcerter les accusateurs, accusa Norbanus Licinianus, l’un des députés et des commissaires, de prévariquer[34] en ce qui regardait Casta, femme de Classicus. Les lois veulent que l’on juge l’accusation principale, avant que d’entrer en connaissance de la prévarication, parce que rien n’est plus propre à faire bien juger de la prévarication, que l’accusation même. Cependant, ni la disposition des lois, ni la qualité de député, ni la fonction de commissaire, ne purent garantir Norbanus ; tant on avait de haine et d’indignation contre cet homme ! C’était un scélérat, qui avait profité du règne de Domitien[35] ?, comme tant d’autres, et que la province avait choisi pour informer dans cette affaire, en considération, non de sa droiture et de sa fidélité, mais de sa haine déclarée contre Classicus, qui l’avait fait exiler. Norbanus demandait qu’on lui accordât un jour, et qu’on établît les chefs d’accusation. On n’eut pas plus d’égard à cette seconde demande qu’à la première. Il fallut répondre sur-le-champ ; il répondit : son caractère fourbe et méchant ne me permet pas de décider si ce fut avec audace ou avec fermeté ; mais il est certain que ce fut avec toute la présence d’esprit imaginable. On le chargea de beaucoup de faits particuliers, qui lui firent plus de tort que la prévarication. Pompo nius Rufus et Libo Frugi, tous deux consulaires, déposèrent contre lui que, du temps de. Domitien, il avait plaidé pour les accusateurs de Salvius Liberalis. Norbanus fut condamné et relégué dans une île. Ainsi, lorsque j’accusai Casta, j’appuyai principalement sur le jugement de prévarication prononcé contre son accusateur. Mais j’appuyai inutilement ; car il arriva une chose toute nouvelle, et qui paraît impliquer contradiction : les mêmes juges qui avaient déclaré l’accusateur convaincu de prévarication, prononcèrent l’absolution de l’accusée.

Vous êtes curieux de savoir quelle fut notre conduite dans cette conjoncture : nous représentâmes au sénat, que nous tenions de Norbanus seul toutes nos instructions, et que, s’il était jugé prévaricateur, il nous fallait prendre des informations nouvelles. Après cela, pendant toute l’instruction de son procès, nous demeurâmes spectateurs. Pour lui, il continua d’assister à toutes les séances, et montra jusqu’à la fin, ou la même fermeté, ou la même audace.

J’examine si je n’omets pas encore quelque chose. Oui : j’allais oublier que, le dernier jour, Salvius Liberalis parla fortement contre tous les autres députés, leur reprochant d’épargner plusieurs personnes qu’ils avaient ordre d’accuser. Comme il a du feu et de l’éloquence, il les mit en danger. Je les défendis, parce que j’étais convaincu de leur probité : ils se montrent fort reconnais-sans, et ne se lassent pas de dire que je les ai sauvés d’une terrible tempête. Ce sera ici la fin de ma lettre. Je n’y ajouterai pas une syllabe, quand même je m’apercevrais que j’ai oublié quelque chose. Adieu.

X. - Pline à Spurinna et à Coccia. modifier

Si, la dernière fois que je me trouvai chez vous, je ne vous dis pas que j’avais composé un ouvrage à la louange de votre fils, c’est que d’abord je ne l’avais pas composé pour le dire, mais pour satisfaire à ma tendresse et à ma douleur : ensuite, je croyais que ceux qui avaient entendu la lecture de mon ouvrage, et qui vous en avaient parlé (vous me l’avez dit vous-même, Spurinna), vous en auraient appris en même temps le sujet. Je craignais d’ailleurs de prendre mal mon temps, en rappelant de si tristes idées dans des jours destinés à la joie. J’ai même encore un peu hésité aujourd’hui, si je me contenterais de vous envoyer le morceau que j’ai lu et que vous me demandez, ou si je n’y ajouterais pas d’autres écrits, que je destine à un second volume : car il ne suffit pas à un cœur aussi touché que le mien de n’en consacrer qu’un seul à une mémoire si chère et si précieuse : pour que la gloire de votre fils s’étende aussi loin qu’elle le mérite, il faut qu’on la répande et qu’on la distribue, en quelque sorte, dans plusieurs ouvrages. Ayant donc délibéré si je vous adresserais tout ce que j’ai composé, sur ce sujet, ou si j’en retiendrais une partie, j’ai trouvé qu’il convenait mieux à ma franchise et à notre amitié de vous envoyer tout, principalement après la promesse que vous me faites d’en garder le secret, jusqu’à ce que je veuille publier ces écrits.

Une me reste plus qu’à vous demander une grâce, c’est de vouloir bien me dire, avec la même franchise, ce que. je dois ajouter, changer, supprimer. Je sais bien que cette tâche est difficile, pour des esprits préoccupés de leur douleur ; je le sais : mais usez-en avec moi comme avec un sculpteur, avec un peintre, qui travaillerait à la statue, au portrait de votre fils. Vous l’avertiriez de ce qu’il doit s’attacher à rendre, de ce qu’il est indispensable de corriger. Ayez pour moi la même attention : soutenez, conduisez ma plume. Elle trace une image impérissable, dites-vous, et que le temps ne doit jamais effacer : plus cette image sera naturelle, ressemblante, parfaite, plus elle sera durable. Adieu.

XI. - Pline à Julius Genitor. modifier

C’est le caractère de notre Artémidore d’exagérer toujours les services que lui rendent ses amis. Il est vrai qu’il a reçu de moi celui dont il vous a parlé ; mais il l’estime beaucoup plus qu’il ne vaut. Les philosophes avaient été chassés de Rome[36] : j’allai le trouver dans une maison qu’il avait aux portes de la ville : j’étais alors préteur, ce qui rendait ma visite plus remarquable et plus dangereuse. Il avait besoin d’une somme considérable, pour acquitter des dettes contractées par les plus honorables motifs : plusieurs de ses amis, riches et puissans, n’avaient pas l’air de sentir son embarras ; moi, j’empruntai la somme, et je lui en fis don. Et au moment où je lui rendais ce service, on venait d’envoyer à la mort ou en exil sept de mes amis : Senecion, Rusticus, Helvidius n’étaient plus : Mauricus, Gratilla, Arria, Fannia, avaient été bannis. La foudre tombée tant de fois autour de moi semblait menacer ma tête du même sort. Cependant je ne crois pas avoir mérité la gloire qu’il m’accorde : je n’ai fait qu’éviter la honte. Songez que C. Musonius, son beau-père, outre l’admiration qu’il excitait en moi, m’avait encore inspiré une tendresse aussi vive que pouvait le permettre la distance de nos âges : songez qu’Artemidore lui-même était déjà l’un de mes plus intimes amis, quand je servais, en qualité de tribun, dans l’armée de Syrie. C’est le premier témoignage que j’aie donné d’un assez heureux naturel, de montrer du goût pour un sage, ou du moins pour un homme qui ressemble si fort à ceux que l’on honore de ce nom : il est certain, qu’entre tous nos philosophes, vous en trouverez difficilement un ou deux aussi sincères, aussi vrais que lui. Je ne vous parle point de son courage à supporter l’excès de la chaleur et du froid. Je ne vous dis point qu’il est infatigable dans les plus rudes travaux ; que les plaisirs de la table lui sont inconnus, et qu’il ne permet pas plus à ses yeux qu’à ses désirs. Ces qualités pourraient briller dans un autre : chez lui, elles ne sont presque rien, comparées à ses autres vertus. Il doit à ces vertus la préférence que Musonius lui donna sur des rivaux de tous les rangs, lorsqu’il le choisit pour gendre.

Je ne puis rappeler ces souvenirs, sans être flatté des louanges dont il me comble dans le monde et surtout auprès de vous. Et cependant, je crains (pour finir comme j’ai commencé), je crains qu’il ne passe la mesure, entraîné, comme il l’est toujours, par son caractère généreux. Cet homme, d’ailleurs si sage, a un défaut, bien honorable sans doute, mais qui n’en est pas moins un défaut : c’est d’estimer ses amis au delà de leur valeur. Adieu.

XII. - Pline à Catilius. modifier

J’irai souper chez vous ; mais voici mes conditions : je veux que le repas soit court et frugal : rien en abondance, que les propos d’une douce philosophie ; et de cela même, point d’excès. Craignons d’être surpris demain avant le jour, à la sortie de notre festin, par ces cliens empressés, que Caton lui-même ne rencontra pas impunément[37]. Je sais bien que César le blâme, à cette occasion, d’une manière qui le loue. Il montre[38] ceux qui trouvèrent Caton pris de vin, rougissant de confusion dès qu’ils lui eurent découvert le visage. On eût dit, ajoute-t-il, que Caton venait de les prendre sur le fait, et non pas qu’ils venaient d’y prendre Caton. Quelle plus haute idée pouvait-on donner du caractère de Caton, que de représenter le respect qu’il inspirait encore, malgré son ivresse ? Pour nous, réglons la durée, aussi bien que l’ordre et la dépense de notre repas : car nous ne sommes pas de ceux que leurs ennemis ne sauraient blâmer, sans les louer en même temps. Adieu.

XIII. - Pline à Romanus. modifier

Je vous ai envoyé, comme vous le désiriez, le discours de remerciement que j’ai adressé à l’empereur en commençant mon consulat[39] : vous l’auriez reçu, quand même vous ne me l’eussiez pas demandé. Ne considérez pas moins, je vous prie, la difficulté, que la beauté du sujet. Dans tous les autres, la nouveauté seule suffit pour soutenir l’attention du lecteur : ici, tout est connu, tout a été dit et répété : en sorte que le lecteur n’ayant plus à s’occuper des choses, et tranquille sur ce point, s’attache entièrement au style, et le style résiste difficilement à une critique dont il est le seul objet. Et plût aux dieux que l’on s’arrêtât du moins au plan, aux liaisons, aux figures du discours ! Car enfin, les plus grossiers peuvent quelquefois inventer heureusement, et s’exprimer en termes pompeux ; mais ordonner avec art, distribuer les figures avec une agréable variété, c’est ce qui n’appartient qu’à la science. Il ne faut pas même rechercher toujours l’élévation et l’éclat. Dans un tableau, rien ne fait tant valoir la lumière, que le mélange des ombres : il en est de même d’un discours ; il faut savoir tour à tour en élever, en abaisser le ton. Mais j’oublie que je parle à un maître : tout ce que je dois lui dire, c’est de vouloir bien me marquer les passages à corriger. Je croirai mieux que vous approuvez le reste, si je vois que vous n’épargnez pas les endroits faibles. Adieu.

XIV. - Pline à Acilius. modifier

Voici une aventure des plus tragiques, et telle, qu’une lettre ne suffit pas pour en faire sentir toute l’horreur. Les esclaves de Largius Macedo, l’ancien préteur, viennent d’exercer sur lui les dernières cruautés : c’était un maître dur, inhumain, et qui avait oublié, ou, si vous voulez, qui se souvenait trop que son père avait été lui-même esclave. Il prenait le bain dans sa maison de Formies, lorsque tout à coup ses gens l’environnent ; l’un le prend à la gorge ; l’autre le frappe au visage ; celui-ci lui donne mille coups dans le ventre, dans l’estomac, et, chose affreuse, jusque dans les parties du corps qu’on ne peut nommer. Lorsqu’ils crurent l’avoir tué, ils le jetèrent sur un plancher brûlant, pour s’assurer qu’il ne vivait plus. Lui, soit qu’en effet il eût perdu le sentiment, soit qu’il feignît de ne rien sentir, demeure étendu et immobile, et les confirme dans la pensée qu’il était mort. Aussitôt ils l’emportent, comme s’il eût été étouffé par la chaleur du bain. Ceux de ses esclaves qui n’étaient point complices s’approchent alors de lui : ses concubines accourent en poussant de grands cris. Largius, réveillé par le bruit, et ranimé par la fraîcheur du lieu, entr’ouvre les yeux, et, par un léger mouvement, annonce qu’il vit encore : il le pouvait alors sans danger. Les esclaves prennent la fuite : on arrête les uns ; on court après les autres. Quant au maître, ranimé a grand’peine, il meurt au bout de quelques jours, avec la consolation de se voir vengé, comme l’on venge les morts. Considérez, je vous prie, à quel danger, à quelle insolence, et à quels outrages nous sommes exposés ! Il ne faut pas se croire en sureté, parce qu’on est maître indulgent et humain ; car les esclaves n’égorgent point par raison, mais par fureur.

C’en est assez sur ce sujet. N’y a-t-il plus rien de nouveau ? Rien : je ne manquerais pas de vous l’écrire ; j’ai du papier de reste ; j’ai du loisir, et c’est jour de fête. J’ajouterai pourtant ce qui me revient fort à propos du même Macedo. Un jour qu’il se baignait à Rome dans un bain public, il lui arriva une aventure remarquable, et de très-mauvais augure, comme la suite l’a bien prouvé. Un de ses esclaves, pour lui faire faire place, poussa légèrement un chevalier romain ; celui-ci se retournant brusquement, au lieu de s’adresser à l’esclave, frappa si rudement le maître, qu’il pensa le renverser. Ainsi le bain a été funeste à Macedo, et lui a été, en quelque sorte, funeste par degrés : la première fois, il y reçut un affront ; la seconde fois, il y perdit la vie. Adieu.


XV. = Pline à Proculus. modifier

Vous me demandez de lire vos ouvrages dans ma retraite, et de vous dire s’ils sont dignes d’être publiés : vous employez la prière ; vous alléguez des exemples ; vous me conjurez même de dérober à mes études une partie du loisir que je leur destine, et de la consacrer à l’examen de vos travaux : enfin, vous me citez Cicéron, qui se faisait un plaisir de favoriser et d’animer les poètes. Vous me faites tort : il ne faut ni me prier, ni me presser ; je suis adorateur de la poésie, et j’ai pour vous une tendresse que rien n’égale. Ne doutez donc pas que je ne fasse, avec autant d’exactitude que de joie, ce que vous désirez. Je pourrais déjà vous mander, que votre ouvrage est fort bon, et qu’il mérite de paraître ; du moins, autant que j’en puis juger par les endroits que vous avez lus devant moi, et si votre manière de lire ne m’en a point imposé ; car votre débit est plein d’art et de charme. Mais j’ai assez bonne opinion de moi-même, pour croire que le prestige du débit ne va point jusqu’à m’ôter le jugement : il peut bien le surprendre, mais non pas le corrompre, ni l’altérer. Ainsi, j’ai déjà le droit de prononcer sur l’ensemble de l’ouvrage : la lecture m’apprendra ce que je dois penser de chaque partie. Adieu.

XVI. - Pline à Nepos. modifier

J’Avais déjà remarqué, que, parmi les actions et les paroles des hommes et des femmes illustres, les plus belles ne sont pas toujours les plus célèbres[40]. L’entretien que j’eus hier avec Fannia, m’a confirmé dans cette opinion. C’est la petite-fille de cette célèbre Arria, qui, par son exemple, apprit à son mari à mourir sans regret. Fannia me contait plusieurs autres traits d’Arria, non moins héroïques, quoique moins connus. Vous aurez, je m’imagine, autant de plaisir à les lire, que j’en ai eu à les entendre. Son mari[41] et son fils étaient en même temps attaqués d’une maladie, qui paraissait mortelle. Le fils mourut : c’était un jeune homme d’une beauté, d’une modestie ravissantes, et plus cher encore à son père et à sa mère par de rares vertus, que par le nom de fils. Arria fît préparer et conduire ses funérailles avec tant de mystère, que le père n’en sut rien. Toutes les fois qu’elle entrait dans la chambre de son mari, elle lui faisait croire que leur fils était vivant, que même il se portait mieux : et comme Pétus insistait souvent pour savoir en quel état il se trouvait, elle répondait qu’il n’avait pas mal dormi, qu’il avait mangé avec assez d’appétit. Enfin, lorsqu’elle sentait qu’elle ne pouvait plus retenir ses larmes, elle sortait ; elle s’abandonnait à sa douleur ; et, après l’avoir soulagée, elle rentrait les yeux secs, le visage serein, comme si elle eût laissé son deuil à la porte. Ce qu’elle fit en mourant est bien grand sans doute : il est courageux de prendre un poignard, de l’enfoncer dans son sein, de l’en tirer tout sanglant, et de le présenter à son mari, en lui disant ces paroles sublimes : Mon cher Pétus, cela ne fait point de mal. Mais, après tout, elle était soutenue par la gloire et l’immortalité présentes dans ce moment, à ses yeux. Combien ne faut-il pas plus de force et de courage, en l’absence de ces brillantes illusions, pour cacher ses larmes, dévorer sa douleur, et jouer encore le rôle de mère[42], quand on n’a plus de fils !

Scribonien avait pris les armes, en Illyrie, contre l’empereur Claude : Pétus avait suivi le parti de la révolte, et, après la mort de Scribonien, on le traînait à Rome. On allait l’embarquer : Arria conjure les soldats de la recevoir avec lui. Vous ne pouvez, leur disait-elle, refuser à un consulaire quelques esclaves qui lui servent à manger, qui l’habillent, qui le chaussent : seule, je lui rendrai tous ces services. Les soldats furent inexorables : alors Arria loue une barque de pêcheur, et, sur ce léger esquif, se met à suivre le grand vaisseau. Arrivée à Rome, elle rencontre dans le palais de l’empereur la femme de Scribonien, qui révélait les complices, et qui voulut lui parler. Que je t’écoute, lui dit-elle, toi qui as vu tuer ton mari entre tes bras, et qui vis encore ! II est aisé de juger par là qu’elle s’était décidée long-temps d’avance à sa glorieuse mort. Un jour Thraséas, son gendre, la conjurait de renoncer à la résolution de mourir : Vous voulez donc, lui dit-il entre autres choses, si l’on me force à quitter la vie, que votre fille la quitte avec moi ? — Oui, répondit-elle, je le veux, quand elle aura vécu avec vous aussi long-temps, et dans une aussi parfaite union que j’ai vécu avec Pétus. Ces paroles avaient redoublé l’inquiétude de toute sa famille. On l’observait avec plus d’attention : elle s’en aperçut. Vous perdrez votre temps, dit-elle. Vous pouvez bien faire que je meure d’une mort plus douloureuse ; mais il n’est pas en votre pouvoir de m’empêcher de mourir. En achevant ces paroles, elle s’élance de sa chaise, va se frapper la tête avec violence contre le mur, et tombe sans connaissance. Revenue à elle-même, je vous avais avertis, dit-elle, que je saurais bien aller à la mort par les routes les plus pénibles , si vous me fermiez les plus douces. Ces traits ne vous paraissent-ils pas plus héroïques encore, que le Pétus, cela ne fait pas de mal, auquel d’ailleurs ils conduisent naturellement ? Tout le monde parle de ce dernier trait ; les autres sont inconnus. Je conclus, ce que je disais en commençant, que les plus belles actions ne sont pas toujours les plus célèbres. Adieu.

XVII. - Pline à Servien. modifier

Tout va-t-il bien ? il m’est permis d’en douter, puisqu’il y a si long-temps que je n’ai reçu de vos nouvelles : si tout va bien, êtes-vous occupé ? si vous n’êtes pas occupé, les occasions d’écrire sont-elles rares, ou vous manquent-elles[43] ? Tirez-moi de cette inquiétude, que je ne puis plus supporter : envoyez-moi un courrier, s’il le faut : qu’il vienne m’annoncer ce que je désire, je lui paierai son voyage ; je lui ferai même un présent. Pour moi, je me porte bien, si c’est se bien porter que de vivre dans une cruelle incertitude, que d’attendre de moment à autre des nouvelles qui n’arrivent point ; que de craindre, pour ce que j’ai de plus cher, tous les malheurs attachés à la condition humaine. Adieu.

XVIII. - Pline à Sévère. modifier

Les devoirs du consulat m’obligeaient à remercier le prince au nom de la république[44]. Après m’en être acquitté dans le sénat, d’une manière convenable au lieu, au temps, à la coutume, j’ai pensé qu’en bon citoyen, je devais écrire le discours que j’avais prononcé, et, sur le papier, donner au sujet plus de développement et d’étendue. Mon premier dessein a été de faire aimer à l’em pereur ses propres vertus, par les charmes d’une louange naïve. J’ai voulu en même temps tracer à ses successeurs, par son exemple mieux que par aucun précepte, la route qu’ils devaient suivre pour arriver à la même gloire. Car, s’il y a de l’honneur à donner aux princes des leçons de vertu, il n’y a pas moins de danger et peut-être de présomption : mais laisser à la postérité l’éloge d’un prince accompli, montrer, comme d’un phare, aux empereurs qui viendront après lui une lumière qui les guide, c’est être aussi utile et plus modeste.

Voici, au reste, une circonstance qui m’a été fort agréable. Voulant lire cet ouvrage à mes amis, je ne les invitai point par les billets d’usage : je leur fis seulement dire de venir, si cela ne les gênait en rien, s’ils avaient quelque loisir, et vous savez qu’à Rome on n’a jamais, ou presque jamais, le loisir ou la fantaisie d’assister à une lecture ; cependant, ils sont venus deux jours de suite, et par le temps le plus affreux : et quand, par discrétion, je voulais borner là ma lecture, ils exigèrent de moi que je leur donnasse une troisième séance. Est-ce à moi, est-ce aux lettres qu’ils ont rendu ces honneurs ? j’aime mieux croire que c’est aux lettres, dont l’amour presque éteint se rallume aujourd’hui[45].

Mais songez, je vous prie, quel est le sujet pour lequel ils ont montré tant d’empressement. Comment se fait-il que ce qui nous ennuyait sous d’autres empereurs, même dans le sénat, où il fallait bien le souffrir, et quoiqu’on ne nous demandât qu’un moment d’attention, on se plaise aujourd’hui à le lire et à l’écouter pendant trois jours ? Ce n’est point que l’orateur soit plus éloquent ; mais son discours a été écrit avec plus de liberté, et par conséquent avec plus de plaisir. Le règne de notre prince aura donc encore cette gloire, que l’on y verra ces harangues, odieuses naguère parce qu’elles étaient fausses, devenir agréables à tous en même temps que sincères. Quant à moi, je n’ai pas été moins charmé du goût de mes auditeurs, que de leur empressement. Je me suis aperçu que les endroits les moins fleuris plaisaient autant et plus que les autres. Il est vrai que je n’ai lu qu’à peu de personnes cet ouvrage fait pour tout le monde : cependant cette approbation éclairée me flatte singulièrement ; elle semble me répondre de celle du public. N’avons-nous pas vu, pendant quelque temps, l’adulation enseigner à mal chanter sur nos théâtres ? pourquoi n’espérerais-je pas que, grâce à des temps plus heureux, les mêmes théâtres vont enseigner à bien chanter[46] ? Oui, ceux qui n’écrivent que pour plaire, se régleront toujours sur le goût général. A la vérité, j’ai cru pouvoir en un tel sujet laisser courir ma plume avec une sorte de liberté, et j’ose même dire que ce qu’il y a de sérieux et de serré dans mon ouvrage, paraîtra moins naturellement amené que ce que j’ai écrit avec enjouement et avec verve. Je n’en souhaite pas moins que ce jour vienne enfin (et fût-il déjà venu ! ), où le style mâle et nerveux bannira pour jamais le style agréable et joli des sujets même où il règne le plus légitimement[47].

Voilà ce que j’ai fait pendant trois jours. Je ne veux pas que votre absence vous dérobe rien des plaisirs que votre amitié pour moi et votre inclination pour les belles-lettres vous eussent donné, si vous aviez été présent. Adieu.

XIX. - Pline à Calvisius Rufus. modifier

J’ai, selon ma coutume, recours à vous, comme au chef de mon conseil. Une terre voisine des miennes, et qui s’y trouve en quelque sorte enclavée, est à vendre. Plus d’une raison m’invite à l’acheter ; plus d’une raison m’en détourne. L’agrément d’unir cette terre à celle que je possède ; première amorce. Seconde tentation, le plaisir, et tout à la fois l’avantage de n’être obligé, pour les visiter toutes deux, ni à double voyage, ni à double dépense ; de les régir par un même intendant, et presque par les mêmes fermiers ; d’embellir l’une et de me contenter d’entretenir l’autre. Je compte encore que je m’épargne les frais d’un mobilier nouveau, des portiers, des jardiniers, d’autres esclaves de cette sorte, et des équipages de chasse. Il n’est pas indifférent d’avoir à faire ces dépenses en un seul lieu, ou en plusieurs.

D’un autre côté, je crains qu’il n’y ait quelque imprudence à exposer tant de biens aux mêmes accidens, aux influences du même climat. Il me paraît plus sûr de se précautionner contre les caprices de la fortune, par la différente situation de nos terres. Et même, n’est-il pas agréable de changer quelquefois de terrain et d’air, et le voyage d’une maison à l’autre n’a-t-il pas ses charmes[48] ? Mais venons au point capital. Le terroir est gras, fertile, arrosé : on y trouve des terres labourables, des vignes, et des bois dont la coupe est d’un revenu modique, mais certain. Cependant, l’indigence des cultivateurs a nui à la fécondité de la terre. Le dernier pro priétaire a vendu plus d’une fois tout ce qui servait à la faire valoir[49] ; et, par cette vente, en diminuant pour le présent les arrérages dont les fermiers étaient redevables, il leur ôtait tous les moyens de se relever, et les surchargeait de nouvelles dettes. Il faut donc établir nombre de bons fermiers : car nulle part je n’assujettis mes esclaves à la culture de la terre, et tout le monde en use comme moi dans le pays[50].

Je n’ai plus qu’à vous instruire du prix ; il est de trois millions de sesterces. Il a été autrefois jusqu’à cinq : mais la diminution du revenu, causée, soit par le manque de bons cultivateurs, soit par la misère des temps, a naturellement diminué le prix du fonds. Vous me demandez si je puis aisément rassembler trois millions de sesterces. Il est vrai que la plus grande partie de mon bien est en terres : j’ai pourtant quelque argent qui roule dans le commerce[51] ; et d’ailleurs, je ne me ferais pas scrupule d’emprunter. J’ai toujours une ressource prête dans la bourse de ma belle-mère, où je puise aussi librement que dans la mienne. Ainsi, que cela ne vous arrête point, si le reste vous plaît. Apportez-y, je vous en supplie, la plus grande attention : car en toutes choses, mais surtout en économie, vous avez infiniment d’expérience et de sagesse. Adieu.

XX. - Pline à Maxime. modifier

Vous avez lu souvent (vous devez vous en souvenir) quels troubles excita la loi qui créait le scrutin secret pour l’élection des magistrats, quels applaudissemens, quels reproches elle attira d’abord à son auteur[52]. Cependant le sénat vient de l’adopter sans contradiction, comme une mesure fort sage[53]. Le jour des comices, chacun a demandé le scrutin. Il faut avouer que la coutume de donner son suffrage à haute voix avait banni de nos assemblées toute bienséance. On ne savait plus ni parler à son rang, ni se taire à propos, ni se tenir en place. C’était partout un bruit confus de clameurs discordantes. Chacun courait de toute part avec les candidats qu’il protégeait. Des groupes tumultueux, formés en vingt endroits, présentaient la plus indécente image du désordre ; tant nous nous étions éloignés des habitudes de nos pères, chez qui l’ordre, la modestie, la tranquillité répondaient si bien à la majesté du lieu, et au respect qu’il exige !

Plusieurs de nos vieillards m’ont souvent fait le tableau des anciennes comices. Celui qui se présentait pour une charge, était appelé à haute voix. Il se faisait un profond silence. Le candidat prenait la parole. Il rendait compte de sa conduite, et citait pour témoins et pour garans, ou celui sous les ordres de qui il avait porté les armes, ou celui dont il avait été questeur, ou, s’il le pouvait, l’un et l’autre ensemble. Il nommait quelques-uns de ses protecteurs. Ceux-ci parlaient en sa fa veur avec autorité et en peu de mots ; ce témoignage était plus puissant que les prières. Quelquefois le candidat parlait sur la naissance, l’âge ou même les mœurs de son compétiteur. Le sénat écoutait avec une gravité austère ; et, de cette manière, le mérite l’emportait presque toujours sur le crédit.

Ces louables coutumes, corrompues par la brigue, nous ont forcés de chercher un remède dans les suffrages secrets ; et certainement il a eu son effet, parce qu’il était nouveau et imprévu. Mais je crains que, dans la suite, le remède même ne nous attire d’autres maux, et que le mystère du scrutin ne protège l’injustice. Combien se trouve-t-il de personnes sur qui la probité garde autant d’empire en secret qu’en public ? Bien des gens craignent le déshonneur, très-peu leur conscience. Mais je m’alarme trop tôt sur l’avenir : en attendant, grâce au scrutin, nous avons pour magistrats ceux qui étaient les plus dignes de l’être. Il en a été, dans cette élection, comme dans cette espèce de procès où la nomination des juges ne précède le jugement que du temps nécessaire pour entendre les parties[54] : nous avons été pris au dépourvu, et nous avons été justes.

Je vous ai mandé tous ces détails, d’abord pour vous apprendre quelque chose de nouveau ; en second lieu, pour m’entretenir avec vous des affaires de l’état : nous devons d’autant plus profiter des occasions qui s’offrent d’en parler, qu’elles sont beaucoup plus rares pour nous, qu’elles ne l’étaient pour les anciens. Franchement, je suis dégoûté de ces ennuyeuses phrases qui reviennent sans cesse : A quoi passez-vous le temps ? Vous portez-vous bien ? Donnons à notre correspondance un ton plus noble et plus élevé ; ne la renfermons pas dans le cercle de nos affaires domestiques. Il est vrai que tout l’empire se conduit à présent par la volonté d’un seul homme, qui prend sur lui tous les soins, tous les travaux dont il soulage les autres. Cependant, par une combinaison heureuse, de cette source toute puissante, il découle jusqu’à nous quelques ruisseaux, où nous pouvons puiser nous mêmes[55], et où nos lettres doivent aider nos amis à puiser à leur tour.

XXI. - Pline à Priscus. modifier

J’apprends que Martial est mort, et j’en ai beaucoup de chagrin. C’était un homme d’un esprit agréable, délié, vif, dont le style était plein de sel et de mordant, sans qu’il en coûtât rien à la candeur de son caractère[56]. À son départ de Rome, je lui fournis les frais de son voyage. Je ne devais pas moins à son amitié, aux vers qu’il a faits pour moi. L’ancien usage était d’accorder des récompenses utiles, ou honorables, à ceux qui avaient écrit à la gloire des villes, ou de quelques particuliers. Aujourd’hui, la mode en est passée, avec tant d’autres qui n’avaient guère moins de grandeur et de noblesse. Depuis que nous cessons de faire des actions louables, nous méprisons la louange. Vous êtes curieux de savoir quels étaient donc les vers que je crus dignes de ma reconnaissance. Je vous renverrais au livre même, si je ne me souvenais de quelques-uns. S’ils vous plaisent, vous chercherez les autres dans le recueil. Le poète adresse la parole à sa Muse : il lui recommande d’aller à ma maison des Esquilies, et de m’aborder avec respect :

Mais ne va pas dès le matin,
Ivre de folie et de vin,
Frapper brusquement à sa porte :
Minerve, et sa sauvage escorte
En gardent le seuil tout le jour,
Tandis que prisonnier au fond de ce séjour,
Il compose, médite, et par ses doctes veilles
De l’orateur d’Arpine égale les merveilles.
Choisis plutôt l’heure du soir :
On daignera t’y recevoir :
C’est l’heure du léger délire,
L’heure de Bacchus et des fleurs,
L’heure qui change les humeurs,
L’heure, où, ne songeant plus qu’à rire,
Caton même aurait pu me lire[57].

Ne croyez vous pas que celui qui a écrit de moi dans ces termes, ait bien mérité de recevoir des marques de mon affection à son départ, et de ma douleur à sa mort ? Tout ce qu’il avait de meilleur, il me l’a donné ; il m’aurait donné davantage, s’il avait pu : cependant, quel don plus rare et plus précieux, que celui de la gloire et de l’immortalité ? Mais les poésies de Martial seront-elles immortelles ? Peut-être ; mais au moins les a-t-il travaillées dans la pensée qu’elles le seraient. Adieu.

  1. A la seconde heure, etc. De Sacy avait donné une tournure moderne et française à tous ces détails : A huit heures, il s’habille, fait une lieue à pied, etc.
  2. C’est ordinairement, etc. La première heure du jour, chez les Romains, répondait à peu près à nos six heures du matin ; mais les heures n’avaient pas une durée égale dans tous les temps de l’année. Comme elles servaient à partager le jour en douze parties, elles variaient suivant la longueur même du jour : elles étaient plus longues en été, plus courtes en hiver, et ne s’accordaient guère avec les nôtres qu’au temps de l’équinoxe. C’est sans doute en essayant de calculer cette variation que De Sacy traduit hora secunda, par huit heures, nona, par deux heures, et octava, par trois, quoique hora secunda réponde à sept heures du matin, nona, à trois heures, et octava, à deux heures après midi. ( Voyez la Dissert. d’Alde-Manuce sur les heures romaines. )
  3. Sans ciselure, etc. C’est le sens de puro. Ciceron (Verrines, iv, 23) : Quœ probarent, iis crustœ aut emblemata detrahuntur. Sic Haluntini, excussis deliciis, cum argento puro domum reverterunt. Vitruve (vii, 3) : Coronarum aliœ sunt puræ, aliœ cœlatœ ; Juvénal ( ix, 141 ) : Argenti vascula puri. De Sacy a traduit à tort par vaisselle d’argent propre.
  4. Corellia Hispulla. Cette Corellia est celle dont Pline plaida la cause (voyez liv. iv, 17). Il y avait une autre Corellia, sœur de Corellius, et très-liée avec la mère de Pline.
  5. Où l’on n’excelle jamais, etc. Pline semble faire allusion à cette définition de l’orateur : Orator est vir bonus dicendi peritus.
  6. Préfet du trésor. C’est ce que De Sacy appelle un intendant des finances.
  7. Un monument public. Ce monument public était un temple que Pline fit élever dans la ville de Tiferne, sur le Tibre, aujourd’hui nommée Citta di Castello. (Voyez liv. iv, 1. )
  8. Pères conscrits, dis-je alors. Dans l’édition jointe à la traduction de De Sacy, au lieu de tum ego, il y a tum ergo.
  9. Une hospitalité privée, etc. On appelait chez les Romains alliance ou pacte d’hospitalité le lien de reconnaissance ou de dévouement qui unissait un étranger à un Romain, et quelquefois, comme on le voit dans cette lettre, une province entière à un seul citoyen. Lorsqu’une province ou une cité voulait témoigner à un Romain son attachement et son estime, elle contractait publiquement avec lui le pacte d’hospitalité, cum eo publice faciebat hospitium.
  10. Pomponius Secundus. Pline l’ancien parle lui-même de ce Pomponius, xiv, 4 '. Il l’appelle poète consulaire, vii, 9. Quintilien l’a surnommé le prince des poètes tragiques latins (x, 1, 98). Dans le Dialogue sur les causes de la corruption de l’éloquence, on le met en parallèle avec Domitius Afer.
  11. Sur les difficultés de la grammaire. Cet ouvrage, Dubii sermonis octo, avait sans doute pour objet tous les doutes auxquels peuvent donner lien les constructions du langage, la forme et la signification des mots. Les anciens grammairiens citaient souvent ce traité.
  12. Aufidius Bassus. Voy. son éloge dans Quintilien (x, 1, 104).
  13. Sa vie s’est passée. De Sacy traduisait : On sait qu’il en a passé la moitié dans les embarras, etc. , ce qui me paraît un contresens. Medium tempus signifie l’intervalle entre le temps où il plaida et celui où il mourut, comme dans cette phrase de Tacite, Ann. xiv, 53, medio temporis tantum honorum, etc. , il signifie le temps qui s’est écoulé depuis que Sénèque a été appelé à la cour de Néron.
  14. Aux fêtes de Vulcain. Ces fêtes se célébraient le dixième jour des calendes de septembre, c’est-à-dire vers la fin du mois d’août.
  15. Le prenait et le quittait sur les livres. J’ai laissé la leçon etiam inter studia, quoique j’aie trouve dans l’édition de Schæfer, donnée par M. Lemaire, etiam studia.
  16. Après le repas. Vers le milieu du jour, les Romains prenaient un repas, appelé prandium : il se composait de mets légers, peu
  17. Le temps qu’il était dans l’eau. Gesner et Ernesti, pour expliquer interioribus, sous-entendaient studiis, et interprétaient ainsi : Quand je dis qu’il ne travaillait pas dans le bain, je veux parler des travaux qui supposent les méditations les plus profondes. Mais Schœfer a fort bien remarqué que, par la construction de la phrase, interioribus ne peut se rapporter qu’à balinei : Interpretor res, dit-il, quœ in secretioribus balinei locis fiunt, id est, lotiones ; quibus opponuntur exteriora, puta strigilis usus, etc.
  18. Se faisait frotter. C’est le sens de destringitur, qui équivaut à strigili raditur, defricatur. Martial, xiv, 51 : Pergamus has misit curvo distringere ferro. De Sacy a fait un contresens, en traduisant pendant qu’il sortait du bain.
  19. Quand vous apprenez, etc. Quelques commentateurs ont trouvé le sens tellement obscur, qu’ils imaginaient une faute dans le texte. Cependant le passage de Pline peut s’expliquer d’une manière très-satisfaisante : « Quand on songe à tant d’ouvrages composés par Pline l’ancien, on se persuade qu’il n’a jamais exercé de charge publique : car les occupations journalières d’un emploi sont un obstacle à l’étude. Et d’un autre côté, quand on sait tout le temps qu’il parvenait, malgré tant d’obstacles, à consacrer au travail, on s’étonne qu’il n’ait pas encore écrit davantage : car on peut beaucoup attendre d’une application si opiniâtre. »
  20. L’airain, etc. De Sacy a lié cette phrase avec la précédente : Le dos exprime parfaitement la vieillesse, et la couleur de l’airain ne permet pas de douter, etc. Ces deux idées ne peuvent s’enchaîner ainsi. La statue est bien travaillée, et l’ouvrage est antique, comme l’atteste la couleur de l’airain ; voilà deux qualités qui le recommandent. Mais qu’on n’aille pas croire, ce qu’il faudrait pour justifier le mot de liaison employé par De Sacy, que la couleur de l’airain contribue, comme la forme des membres, à faire reconnaître un vieillard.
  21. Quoiqu’il gardât, etc. Le texte joint à la traduction de De Sacy portait multumque in lectulo jacens, cubiculo semper non ex
  22. Un goût particulier, etc. Nous croyons avoir mieux rendu que le traducteur la force de l’expression grecque çiKoy. AXcï. Voici sa traduction : Tout ce qui lui paraissait beau le tentait, jusque là que son empressement pour l’avoir lui attirait des reproches.
  23. La noble ardeur. Les deux mots grecs du texte de Pline sont empruntés à Hésiode.
  24. Tranquille. C’est Suétone l’historien. I). S.
  25. La charge de tribun. Le traducteur, travestissant, selon son usage, les noms de charges et de dignités romaines en noms tout à fait modernes, rendait tribunatum par la charge de colonel.
  26. A un autre. L’édition de Schæfer porte aliis, et j’ai adopté cette leçon.
  27. Minucianus. On croit que ce Minucianus est le même que Cornelius Minucianus Transpadanus, dont il est question, vii, 22.
  28. Cette cause a duré, etc. J’ai rétabli actaque est.
  29. Pourquoi des succès différens ? De Sacy, supprimant le point d’interrogation après unde plures actiones, traduisait : D’où peut venir cette différence ? De la même raison qui a obligé de partager la cause en plusieurs audiences. Le sens que nous avons adopté nous paraît plus naturel et plus conforme aux détails de la lettre.
  30. Sa mort, qui n’a rien d’ailleurs d’honorable. « La mort de cet infâme, » dit le traducteur, qui fait rapporter infamis à e jus, par une distraction assez singulière.
  31. Sertorius, ordonnant, etc. Sertorius voulant prouver à ses soldats que la patience et l’adresse triomphaient souvent des difficultés contre lesquelles le courage et la force ne pouvaient rien, fit amener deux chevaux, l’un jeune et vigoureux, l’autre vieux et malade. Un soldat très-robuste eut l’ordre d’arracher, d’un seul coup, la queue de ce dernier, en la saisissant à deux mains : il es
  32. Libre de toute dette. Parce qu’il s’acquitterait avec l’argent volé. Ce sens, indiqué par les commentateurs, nous a paru le seul raisonnable. Nous ne concevons pas pourquoi De Sacy avait traduit liber par le mot de grand seigneur ; « Je pars pour me rendre auprès de vous, et je pars grand seigneur. »
  33. Clavius. C’est la leçon de toutes les bonnes éditions : dans celle dont De Sacy s’était servi, il y avait Claudius.
  34. Prévariquer. Nous avons conservé la traduction littérale de De Sacy : mais nous devons faire observer que prévariquer signifie ici trahir la cause dont on est chargé, s’entendre avec l’adverse partie. Ainsi, l’on accusait Norbanus d’être secrètement d’accord avec Casta, femme de Classicus, et de la favoriser : de là vient que plus bas Pline ajoute qu’on vit une chose nouvelle et contradictoire ; c’est que l’accusateur ayant été condamné pour prévarication, c’est-à-dire pour avoir favorisé l’accusée, celle-ci fut cependant absoute.
  35. Profité du règne, etc. Le texte porte Domitiani temporibus usus, et le traducteur l’avait, je crois, mal interprété, en traduisant il avait usé de la faveur de Domitien.
  36. Chassés de Rome. Les philosophes avaient été bannis de Rome et de l’Italie par un édit de Domitien. Le prétexte de ce châtiment était l’éloge de Thraséas et d’Helvidius, dont Junius Rusticus s’était rendu coupable et qu’il avait payé de sa vie. Cette apologie de deux hommes de bien fut regardée comme une conspiration, dont les savans et les philosophes passèrent pour complices.
  37. Ces cliens empressés, etc. Les cliens allaient souvent saluer leurs patrons avant le jour. L’anecdote racontée par Pline était sans doute empruntée au livre de l’ Anti-Caton, que César opposa à l’ouvrage de Cicéron, écrit en l’honneur de Caton d’Utique.
  38. Il montre, etc. J’ai lu, avec Schæfer, scribit au lieu de describit : c’est une correction de Casaubon et. de Cellarius.
  39. Le discours de remerciement, etc. C’est le Panégyrique de Trajan. Voyez la lettre 18e du même livre.
  40. Les plus belles ne sont pas toujours les plus célèbres. Le reste de la lettre prouve que tel est le sens de la première phrase : il n’est que vaguement indiqué dans la version de De Sacy : Quelques-unes ont plus d’éclat, d’autres plus de grandeur.
  41. Son mari. Dans l’édition jointe à la traduction, ainsi que dans plusieurs autres, avant m aritus ejus, on trouve Cœcina. Pœtus. Mais ces deux mots sont supprimés par la plupart des éditeurs, qui les regardent, comme une glose, introduite par les copistes, et transportée de la marge dans le texte. Est-il bien nécessaire, en effet, de rappeler, en cet endroit, que le mari d’Arria s’appelait Cœcina Pœtus ?
  42. Louer encore le rôle de mère. En traduisant elle montre un visage de mère contente, quand elle n’a plus de fils, De Sacy avait altéré l’admirable simplicité du latin : l’héroïsme d’Arria consistait, non pas à montrer un visage de mère contente, mais à se montrer encore mère, quand elle n’avait plus de fils. Ce sont là de ces beautés de sentiment, qu’un traducteur doit rendre avec une scrupuleuse fidélité.
  43. Tout va-t-il bien ? etc. , etc. Le sens me paraît plus convenable avec la leçon que j’ai adoptée, qu’avec celles qu’ont proposées plusieurs commentateurs. Voici la traduction de De Sacy, qui me semble avoir peu de grâce et d’élégance : Tout va-t-il bien ? ou quelque chose irait-il mal ? êtes-vous accablé d’affaires ? ou jouissez-vous d’un doux loisir ? les commodités pour écrire sont-elles rares ? ou vous manquent-elles ? etc.
  44. Les devoirs du consulat, etc. Cette lettre, dans laquelle Pline donne des détails sur le Panégyrique de Trajan, peut être considérée, ainsi que la lettre xiii du même livre, comme la préface de cette grande composition. On voit par la lettre xviii que le Panégyrique n’a pas été prononcé tel que nous l’avons aujourd’hui : il était conforme, par son étendue, et sans doute par le ton de l’éloge,
  45. J’aime mieux, etc. Que veut dire, dans l’édition de M. Lemaire, Quo prope exstincta refoventur ? tous mes textes portent quœ prope exstincta refoventur.
  46. N’avons-nous pas vu pendant quelque temps, etc. C’est une allusion au règne de Néron, qui se piquait de chanter, et qui chantait mal. Il fallait former son chant sur le sien et l’approuver. D. S.
  47. Le style agréable et joli, etc. Il ne s’agit pas, comme le veut De Sacy, de style mou et efféminé. L’auteur oppose les ornemens égayés du style à la force et à l’austérité du langage : dulcia et Manda sont expliqués par tout ce qui précède ; ils représentent la même idée que lœtioris, que hilarius, que exsultantius, etc.
  48. Le voyage d’une maison à l’autre. C’est évidemment d’après la leçon peregrinatio intersita, et non d’après celle-ci, peregrinatio inter sua, que De Sacy a traduit. La première, approuvée par Schæfer, me parait fort supérieure à l’autre.
  49. Le dernier propriétaire. Pour l’intelligence de ce passage et des suivans, il faut savoir que par l’effet de l’hypothèque nommée Servienne, les meubles et les instrumens de culture du fermier devenaient le gage du propriétaire, qui les faisait vendre, lorsque le prix du fermage n’était pas payé. On conçoit que cette vente portait un coup fatal au cultivateur et à la propriété.
  50. Car nulle part je n’assujettis, etc. Je n’ai point suivi l’interprétation de De Sacy : « Parmi mes esclaves, dit-il, je n’en ai point de propres à cela, et il n’en reste aucun dans la maison dont il s’agit. » Comment nec usquam vinctos habeo peut-il signifier je n’ai point d’esclaves propres à cultiver la terre ? J’aime mieux entendre que Pline ne se servait pas, comme on le faisait quelquefois, d’esclaves enchaînés (vinctos ) pour travailler à ses terres. C’est ainsi que Gruter, Gesner et Forcellini ont entendu ce passage : Servos in compedibus, dit ce dernier, ad colendos agros. On s’assurera que les propriétés rurales des riches citoyens étaient cultivées souvent par des esclaves, au moins du temps de notre auteur,
  51. Quelque argent, etc. Quelques éditions portent fenore au lieu d e fenero. Avec fenore, il faut changer toute la ponctuation de la phrase.
  52. La loi qui créait, etc. « Anciennement les citoyens romains donnaient leur opinion de vive voix : s’ils approuvaient, ils répondaient à la demande qui leur était faite : Uti rogas, ou bien, volo, jubeo ; et, s’ils la rejetaient, antiquo. Dans les derniers temps, pour protéger la liberté des suffrages, il y eut des lois qui substituèrent à ce mode celui du scrutin secret. Ces lois, qu’on appela leges tabellariœ, furent au nombre de quatre. Elles décrétèrent que les votes seraient donnés par bulletins ( tabellœ), et c’est de là que vint leur nom. La première, rendue en l’an de Rome 6o4 sur la proposition de Gabinius, tribun du peuple (Lex Gabinia tabellaria), décida que le mode de voter par bulletins serait employé dans les élections des magistrats. Deux ans après, une loi du tribun Cassius la fit adopter dans tous les jugemens, excepté ceux du crime de perduellion (Lex tabellaria Cassid). Ensuite, sur la proposition de Papirius (an de Rome 622), on décréta que les lois seraient votées de la même manière, et que les citoyens recevraient deux bulletins, l’un marqué des deux lettres U. R. ( uti rogas ), l’autre portant la lettre A. {antiquo). Enfin, une loi de Cælius institua cet usage pour tous les jugemens sans exception. Cicéron honore ces quatre lois du titre de gardiennes de la liberté des consciences, vindices tacitæ libertatis. » Poncelet, Histoire du droit romain.
  53. Le sénat, etc. Les comices avaient été transportées du Champ de Mars dans le sénat, sous le règne de Tibère. ( Voyez Tacite, Ann. 1, 15).
  54. Où la nomination, etc. On nommait des commissions pour juger certaines sortes d’affaires. (Voyez Cic. , Verr. iii , 59. , et TItE-Live, xxvi, 48)
  55. Plein de sel et de mordant, etc. Le mot d’ amertume, choisi par le traducteur, ne convenait pas à l’idée de Pline.
  56. Mais ne va pas, etc. Martial était né à Bilbilis, ville de Celtibérie ou d’Aragon, en Espagne. Il vint à Rome et se distingua par ses vers, surtout sous Domitien, pour lequel il composa plusieurs pièces, et dont il obtint en retour quelques honneurs et quelques bienfaits. A l’âge de cinquante-huit ans, Martial retourna dans sa patrie : l’année qui précéda son départ, il avait publié le dixième livre de ses œuvres, dans lequel se trouve l’éloge de Pline. (Voyez Epigr. x, 19. )- — Nous avons changé les vers de De Sacy, où il était parlé des doux propos, enfans des verres et des pots, et où il était dit que les plus Catons pouvaient lire Martial après le repas.