Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/I. À Voconius Romanus

Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 83-87).
I.
Pline à Voconius Romanus.

La pompe funèbre de Virginius Rufus[1], citoyen illustre, non moins remarquable par son rare bonheur que par son mérite éclatant, vient de donner aux Romains un spectacle des plus beaux et des plus mémorables qu’ils aient eus depuis long-temps. Il a joui trente années de sa gloire. Il a eu le plaisir de lire des poèmes et des histoires, dont ses actions avaient fourni le sujet, et de voir commencer pour lui la postérité[2]. Trois fois consul, il se vit élevé au plus haut rang où pouvait monter un particulier qui n’avait pas voulu être souverain. Il échappa aux empereurs, dont ses vertus avaient excité les soupçons et la haine : il a laissé sur le trône le meilleur des princes, qui l’honorait d’une amitié particulière ; il semble que les destins eussent réservé un si grand empereur, pour relever par sa présence la pompe funéraire d’un si grand homme[3]. Il a vécu quatre-vingt-trois ans, toujours heureux, toujours admiré. Sa santé fut parfaite ; et il n’eut d’autre incommodité, qu’un tremblement de mains, sans aucune douleur. Il est vrai que la crise de sa mort a été longue et douloureuse ; mais cela même n’a fait que rehausser sa gloire. Il exerçait sa voix, pour se préparer à remercier publiquement l’empereur de l’avoir élevé au consulat[4] : il était debout ; un large volume, que tenait le vieillard, échappe à ses faibles mains. Il veut le retenir, et se presse de le ramasser : le plancher était glissant ; le pied lui manque ; il tombe, et se rompt une cuisse. Elle fut mal remise, et, la vieillesse s’opposant aux efforts de la nature, les os ne purent reprendre. Les obsèques de ce grand homme honorent l’empereur, notre siècle, la tribune même et le barreau. Cornelius Tacite a prononcé son éloge[5] ; car la fortune, pour dernière grâce, réservait à Virginius le plus éloquent des panégyristes. Il est mort chargé d’années, comblé d’honneurs, même de ceux qu’il a refusés ; et cependant nous n’en devons pas moins le regretter, comme le modèle des anciennes mœurs ; moi surtout, qui le chérissais, qui l’admirais autant dans le commerce familier, que dans sa vie publique. Nous étions du même pays : nos villes natales étaient voisines ; nos terres et nos propriétés se touchaient. Il m’avait été laissé pour tuteur, et avait eu pour moi la tendresse d’un père. Je n’ai point obtenu de charge qu’il ne l’ait briguée publiquement pour moi, et qu’il n’ait accouru du fond de sa retraite pour m’appuyer de son crédit, quoique depuis long-temps il eût renoncé à ces sortes de devoirs. Enfin, le jour que les prêtres ont coutume de nommer ceux qu’ils croient les plus dignes du sacerdoce, jamais il ne manqua de me donner son suffrage. Cette vive affection ne se démentit point pendant sa dernière maladie. Craignant d’être élu l’un des cinq membres de la commission instituée par le sénat pour travailler à la diminution des charges publiques[6], il me choisit, malgré ma jeunesse, pour le remplacer[7], me préférant à tant d’amis consulaires et d’une vieillesse honorable. Et de quelles paroles obligeantes n’accompagna-t-il point cette faveur ! Quand j’aurais un fils, me dit-il, je vous préférerais encore a lui. Puis-je m’empêcher, dites-moi, de verser des larmes dans votre sein, et de pleurer sa mort comme prématurée ? si toutefois il est permis de la pleurer, ou d’appeler mort le passage qu’il a fait d’une vie courte à une vie qui ne finira plus. Car enfin il vit, et vivra toujours, plus que jamais présent à la mémoire des hommes et mêlé à leurs discours, depuis qu’il ne paraît plus à leurs yeux. J’avais mille autres choses à vous mander ; mais mon esprit ne peut se détacher de Virginius : je ne puis penser qu’à Virginius : l’imagination prête à mes souvenirs toute la force de la réalité[8] ; je crois l’entendre, l’entretenir, l’embrasser. Nous avons et nous aurons peut-être encore des citoyens qui l’égaleront en vertus ; personne n’égalera sa gloire. Adieu.


  1. Virginius Rufus. Pline en parle encore liv. ix, 19. Virginius refusa l’empire que lui offrirent les soldats, d’abord après la mort de Néron, et ensuite après celle d’Othon ; et chaque fois, il le refusa au péril de sa vie. Ses vertus furent sa sauve-garde à la cour des tyrans. Il mourut sous Nerva, qui lui accorda les honneurs de funérailles publiques. (Voyez Tacit., Ann. xv, 23 ; Hist., i, 8, 9, 77 ; ii, 49, 51, 68.)
  2. De voir commencer pour lui, etc., De Sacy avait traduit avec plus d’élégance que d’exactitude : Il a eu le plaisir de se voir renaître avant que de mourir.
  3. Il semble que les destins, etc. J’ai suivi la leçon qui dit reservatum, et non celle qui porte reservatus. D. S.

    (La leçon suivie par De Sacy se trouve dans l’édition romaine d’Heusinger, qui préfère cependant celle des éditions communes. Je partage tout à fait l’avis du traducteur.)
  4. Remercier publiquement, etc. C’était alors un usage que le consul rendît grâce au prince. (Voyez le Panégyrique de Trajan, et la lettre 18e du liv. iii.)
  5. Son éloge. Nous avons substitué le mot d’éloge à l’expression moderne d’oraison funèbre, réservée d’ailleurs aux cérémonies du christianisme. Dans la même phrase j’ai supprimé consule, que je ne trouve dans aucune édition.
  6. La commission instituée, etc. Nerva avait institué une commission composée de cinq membres, pour réparer les finances épuisées par Domitien.
  7. Pour le remplacer. De Sacy avait traduit : Il me choisit … pour porter ses excuses. Je crois, avec un commentateur, que quo excusaretur emporte le sens de vicarius, ou de remplaçant. C’est, au reste, la seule idée qui puisse convenir à l’ensemble de ce passage.
  8. Je ne puis penser, etc. J’ai supprimé Virginium ideo, qui n’est pas dans l’édition de Schæfer, et que De Sacy n’avait pas traduit.