Lettres de Platon (trad. Souilhé)/Lettre XIII

Traduction par Joseph Souilhé.
Texte établi par Joseph SouilhéLes Belles Lettres (Œuvres complètes, tome XIII, 1re  partiep. 80-85).





LETTRE XIII




360 a 1Platon à Denys tyran de Syracuse : Bon succès


Que le début de ma lettre soit en même temps pour toi le signe de son authenticité. — Un jour que tu recevais à dîner les jeunes Locriens, étant couché assez loin de moi, tu te levas, vins à mes côtés et, plein de bienveillance, tu me dis quelque parole aimable, comme il me le sembla, du moins, ainsi qu’à b mon voisin, — c’était un beau garçon. Ce dernier alors te demanda : « Tu as sans doute, ô Denys, tiré grand profit de Platon pour l’étude de la sagesse. » — « Et pour bien d’autres choses, répondis-tu, car du fait seul de l’avoir invité, comme je l’ai fait, j’ai aussitôt retiré du profit. » Conservons donc ces rapports, pour que le bien que nous retirerons l’un de l’autre aille toujours en croissant. C’est dans ce but qu’aujourd’hui je t’envoie quelques écrits pythagoriciens et des Divisions[1], et je t’adresse aussi, c suivant nos conventions antérieures, quelqu’un que toi du moins et Archytas, si Archytas vient chez toi, vous pourrez mettre à contribution. Il s’appelle Hélicon[2], est natif de Cyzique ; c’est un disciple d’Eudoxe, dont il connaît admirablement toutes les doctrines. De plus, il a été en rapports avec un disciple d’Isocrate, ainsi qu’avec Polyxène, un des élèves de Bryson. Ajoute, ce qui est rare, que les relations avec lui sont agréables : il ne paraît pas avoir un mauvais caractère, mais il est plutôt, je crois, doux et facile. Je dis tout cela en hésitant, car ce sur quoi je porte mon jugement, c’est un homme, d animal non pas méchant, mais changeant, sauf quelques rares individus en quelques rares points. Aussi, par crainte et par défiance, j’ai moi-même fréquenté cet homme et l’ai étudié, j’ai interrogé ses concitoyens et personne ne m’en a dit du mal. À toi donc de l’examiner à ton tour et d’être sur tes gardes. Mais surtout, si tu as quelque loisir, instruis-toi auprès de lui et livre-toi à tout ce qui est recherche philosophique. Dans le cas contraire, fais instruire quelqu’un pour que tu puisses ensuite apprendre, quand tu en auras le temps, devenir ainsi meilleur et acquérir du renom : de cette manière, tu ne cesseras pas de tirer de moi quelque utilité. Mais en voilà assez là-dessus.

361 Pour les objets que tu m’as écrit de t’envoyer, je me suis occupé de l’Apollon et Leptine[3] te l’apporte : il est d’un jeune artiste de talent qui s’appelle Léocharès[4]. Il y avait encore chez lui une œuvre d’art, très jolie à mon avis. Aussi l’ai-je achetée pour en faire présent à ta femme qui n’a cessé de me soigner, malade ou bien portant, d’une façon digne de toi et de moi. Donne-la lui donc, si tu le veux bien. Je t’envoie également douze cruches de vin doux pour les enfants et b deux de miel. Quant aux figues, nous sommes arrivés après le temps de la cueillette et les baies de myrtes mises en garde avaient pourri. Une autre fois nous y ferons plus attention. Au sujet des plantes, Leptine te donnera des explications.

L’argent nécessaire à l’achat de ces objets et au paiement de quelques impôts, je l’ai demandé à Leptine. Je lui ai dit (et il me paraissait convenable et juste de le lui dire) que de mon argent j’avais dépensé pour le vaisseau de Léocadie environ seize mines. J’ai donc pris cette somme, c l’ai utilisée et vous ai envoyé ces objets. Et maintenant pour la question des ressources, écoute ce qui en est de celles que tu as à Athènes et des miennes. J’userai, moi, de ta fortune, ainsi que je te l’ai déjà dit, comme de celle de mes autres amis, c’est-à-dire le moins possible, juste ce qui paraît nécessaire, équitable ou convenable, à moi et à celui qui me fait les avances. Or voici ma situation actuelle : mes nièces, celles qui sont d mortes à l’époque où, malgré tes instances, je refusais la couronne, ont laissé à ma charge quatre filles. La première est en âge de se marier, la seconde a huit ans, la troisième, un peu plus de trois ans et la quatrième pas tout à fait un an. Il faut qu’avec mes amis, je fasse une dot à celles qui se marieront de mon vivant ; pour les autres, je ne m’en préoccupe pas. De plus, celles dont le père serait plus riche que moi, je n’ai pas à les doter. Mais, pour le moment, c’est moi le plus fortuné et j’ai doté leurs mères de concert avec Dion et d’autres. e L’une d’elles épouse Speusippe qui est le frère de sa mère. Il ne lui faut guère plus de trente mines : c’est pour nous une dot très suffisante. Au cas encore où ma mère viendrait à mourir, je n’aurais pas besoin de plus de dix mines pour la construction du tombeau. Et voilà à peu près ce qui m’est actuellement nécessaire. S’il se présente quelqu’autre dépense privée ou publique, occasionnée par mon voyage chez toi, comme je te l’ai dit jadis, je m’efforcerai de la réduire le plus possible, mais ce que je ne pourrai éviter 362 restera à ta charge.

Parlons à présent de tes propres dépenses à Athènes : et d’abord, si je dois faire les frais d’une chorégie[5] ou de toute autre chose semblable, contrairement à ce que nous pensions, tu n’as pas ici un seul hôte qui veuille en assumer la charge ; j’ajoute de plus que si c’est pour toi une affaire importante, — car débourser immédiatement te sera avantageux, t’abstenir au contraire, et retarder jusqu’à la venue d’un de tes envoyés, te portera tort — en plus du désagrément, ce sera honteux pour toi. Or, j’en ai fait l’épreuve : b je dépêchai Érastos auprès d’Andromède d’Égine[6], votre hôte, à qui tu m’avais ordonné de m’adresser si j’avais besoin de quelque chose ; je voulais précisément te faire les autres envois assez considérables que tu réclamais dans ta lettre. Ce dernier me fit une réponse bien naturelle et bien humaine ; il avait déjà prêté à ton père et avait été remboursé avec peine. Maintenant il fournirait bien une petite somme, mais pas davantage. Alors j’ai emprunté à Leptine[7] : et en cela je dois louer Leptine, non pas parce qu’il a donné, mais parce qu’il l’a fait de grand cœur. Du reste, il parle de toi et agit à ton égard c ouvertement comme un véritable ami. Il faut bien que je te fasse connaître, bons ou mauvais, quels me paraissent être les sentiments de chacun envers toi. Donc au sujet de tes ressources, je te parlerai en toute franchise : c’est justice, et en même temps je pourrai t’informer en connaissance de cause de ce qui concerne ton entourage. Ceux qui ont à te présenter toutes les dépenses dont ils doivent t’avertir s’y refusent, crainte de t’irriter. Habitue-les donc et force-les à te parler sur ce point d comme sur les autres. Il te faut tout savoir autant que possible et être juge et ne pas fuir la lumière. Rien ne vaudra mieux pour ton gouvernement ; l’ordre dans les dépenses, l’exactitude dans le paiement des dettes ont toutes sortes d’avantages et spécialement en ce qui concerne la bonne administration de la fortune, tu le reconnais certainement toi aussi et tu le reconnaîtras. Qu’on ne puisse pas te diffamer en public en se disant plein de sollicitude pour toi : ce n’est ni bon ni beau pour ta réputation de passer pour un homme e difficile en affaires.

Venons-en à Dion. Sur le reste, je n’ai encore rien à dire avant d’avoir reçu les lettres que tu m’annonces. Quant aux projets que tu me défendais de lui communiquer, je n’ai rien communiqué et me suis tu. Mais j’ai essayé de me rendre compte s’il les souffrirait avec peine ou les supporterait facilement. J’ai eu l’impression que, le cas échéant, il en serait fortement blessé. Par ailleurs, Dion dans ses paroles et dans ses actes me paraît modéré à ton endroit[8].

À Cratinos, le frère de 363 Timothée et mon ami, nous ferons cadeau d’une de ces cuirasses souples que porte notre infanterie lourde, et aux filles de Cébès, de trois tuniques de sept coudées, non pas de ces riches tuniques d’Armogine, mais de celles en lin de Sicile. Tu connais assurément le nom de Cébès : il est mentionné par les discours socratiques à côté de Simmias et discute avec Socrate dans le dialogue « sur l’âme[9] ». C’est notre ami à tous et il nous est sympathique.

Au sujet du signe b qui distingue des autres celles de mes lettres que j’écris sérieusement, tu te rappelles, je pense, quel il est. Songes-y pourtant et fais grande attention. Ils sont, en effet, nombreux ceux qui me demandent de leur écrire et il est difficile de leur refuser ouvertement. Mes lettres sérieuses commencent donc par « Dieu » et celles qui le sont moins par « les dieux ».

Les députés m’ont prié aussi de t’écrire et avec raison : ils chantent, en effet, partout tes louanges et les miennes avec beaucoup d’ardeur, tout spécialement Philagros qui souffrait alors de la main. Philèdès également c qui arrive de chez le grand roi, m’a parlé de toi. Si ma lettre n’était déjà si longue, je t’aurais rapporté ses paroles. Mais tu interrogeras Leptine.

Si tu veux bien m’envoyer la cuirasse et les autres objets que je te demande, confie-les à qui tu voudras. Si tu n’as personne, donne-les à Térillos : il est toujours sur mer, c’est notre ami et un habile connaisseur en bien des choses, mais particulièrement en philosophie. Il est le gendre de Tison, qui, lorsque je m’embarquai, était édile.

Porte-toi bien, cultive la philosophie, pousse les autres d jeunes gens à s’y adonner, salue pour moi tes compagnons de jeu et recommande à tous, spécialement à Aristocritos, lorsque quelque mot ou quelque lettre arrivera pour toi, de t’en informer au plus tôt et de te rappeler de veiller à mes requêtes. Et maintenant, ne néglige pas de rendre à Leptine son argent, fais cela le plus vite possible, afin que les autres se rassurent par son exemple et soient plus disposés à nous prêter.

Iatroclès que j’ai libéré avec Myronidès, e est en route avec ce que je t’envoie. Prends-le donc à ta solde, car il est plein de bonne volonté à ton égard, et emploie-le à ce que tu voudras. Garde cette lettre — elle-même ou un résumé — et reste ce que tu es.


  1. D’après Christ (Abh. d. bayr. Akad., pp. 483 et suiv., 488) suivi par Adam (Archiv, l. c., p. 50) et Apelt (Briefe, p. 146), les Πυθαγόρεια désigneraient le Timée et les διαρέσεις, le Sophiste et le Politique. Raeder (art cit. p. 514 et suiv.) pense qu’il est question des travaux préparatoires à ces dialogues. Ritter assimilerait plutôt les Πυθαγόρεια aux ὑπομνήματα de la Lettre XII (Neue Unters., p. 366, 49) et les διαρέσεις au recueil dont parle Diogène III, 80.
  2. Sur Hélicon, disciple de l’astronome Eudoxe, cf. Plutarque, Dion c. 19.
  3. Leptine est, sans doute, le pythagoricien dont parle Plutarque (Dion, c. 53) et qui, plus tard, mit à mort Callippe à Rhegium.
  4. Sculpteur athénien du ive siècle qui eut une certaine célébrité. Il travailla sous la direction de Scopas au Mausolée d’Halicarnasse. Pausanias I, 3 mentionne un Apollon comme une de ses principales œuvres. — Voir aussi Pline l’Ancien, Hist. Natur., 34, 50.
  5. Plutarque raconte comment, durant l’exil de Dion à Athènes, Platon assuma les frais d’une chorégie et fut aidé dans son entreprise par son ami sicilien : « Et ayant Platon luy mesme entrepris de faire la despense es jeux publiques de la danse de jeunes enfants, Dion prit la peine de les exerciter et apprendre, et si fournit toute la despense qu’il y convenait faire du sien, luy permettant Platon de faire ceste liberalité et honesteté aux Athéniens laquelle apportoit plus de bienveillance à Dion, que d’honneur à luy » (Dion, c. 17, Amyot). Cette collaboration de Platon et de Dion a sans doute inspiré ici l’auteur de la Lettre.
  6. Il est douteux que cet Érastos soit le même dont il est question dans la Lettre VI. — D’après Christ (l. c., pp. 458-460), Andromède aurait été une sorte de banquier du roi de Syracuse.
  7. Cf. 361 b et 363 d. — Ritter (Neue Unters., p. 337) montre bien l’invraisemblance de ce récit. Est-il croyable que Platon n’aurait pu trouver quelqu’un à Athènes pour avancer à Denys la somme de 16 mines (pas tout à fait 1 500 francs) ? Denys l’Ancien avait laissé à son fils un royaume très prospère et très solide. Et après six mois de règne, Denys le Jeune n’avait pas dilapidé ses biens. À son avènement, pour manifester son bon vouloir à ses sujets, il diminua les impôts. Ce n’est guère compatible avec cette lésinerie que suppose l’auteur de la Lettre. On sait, de plus, comme il traitait largement ses hôtes.
  8. Cf. Plutarque, Dion, c. 21, et notice particulière.
  9. Le Phédon est également désigné sous ce nom par Callimaque (Épigr., 23). Diogène l’appelle indifféremment Φαίδων ou ὁ περὶ ψυχῆς (II, 42, 65 ; III, 36, 37). — En dehors de Cébès et de Simmias, les personnages signalés dans ce paragraphe, de même que ceux dont la lettre fait mention dans les paragraphes suivants, nous sont inconnus.