Lettres de Platon (trad. Souilhé)/Lettre VIII

Traduction par Joseph Souilhé.
Texte établi par Joseph SouilhéLes Belles Lettres (Œuvres complètes, tome XIII, 1re  partiep. 67-74).






LETTRE VIII




352 b 1 Platon aux parents et amis de Dion :
Bon succès


But de la lettre.

Quels doivent être vos sentiments pour que vous puissiez vivre vraiment d’une vie de bien et de bonheur, je vais faire mon possible pour vous l’expliquer. Et j’espère apporter des conseils salutaires, pas uniquement à vous, à vous sans doute en tout premier lieu, mais en second lieu aussi à tous c les Syracusains, et enfin en troisième lieu à vos adversaires et à vos ennemis, en exceptant toutefois quiconque s’est conduit criminellement, car il n’y a pas de remède pour ces actions et nul ne pourrait jamais s’en purifier[1]. Prêtez donc attention à ce que je vais vous dire.


État actuel de la Sicile.

Il y a chez vous, dans toute la Sicile, depuis la chute de la tyrannie, des dissensions sans fin à ce sujet : les uns cherchent à récupérer le pouvoir ; les autres veulent rendre définitive la suppression de la tyrannie. Or, le seul conseil qui en de telles circonstances paraisse toujours juste à la foule, d est celui de faire le plus de mal possible à ses ennemis et le plus de bien à ses amis. Mais il n'est pas facile du tout de faire aux autres beaucoup de mal sans en subir en revanche soi-même beaucoup. Et il ne faut pas aller très loin pour le voir clairement. Il suffit de regarder ce qui se passe ici même en Sicile où les uns tentent d’agir, où les autres se défendent contre les entreprises des premiers. Que si vous en faisiez encore à d’autres le récit, e vous leur donneriez toujours de profitables leçons. De ces exemples, certes, il n’y a pas pénurie, mais quelles mesures seraient utiles à tous, ennemis et amis, ou le moins nuisibles aux uns et aux autres, voilà qui n’est point aisé à voir ni à réaliser quand on l’a compris, et un conseil en pareille matière ou une tentative d’explication ressemble plutôt à un souhait pieux[2]. Que ce soit donc un souhait pieux, — car les dieux doivent être 353 toujours le principe de toutes nos paroles et de toutes nos pensées, — et puisse-t-il trouver son accomplissement en nous inspirant de réflexions du genre de celles qui vont suivre.

Actuellement vous et vos ennemis, à peu près depuis le temps où la guerre sévit[3], vous n’avez cessé d’obéir à une famille que vos pères jadis ont élevée au pouvoir à un moment d’extrême détresse, lorsque la Sicile, terre de Grecs, courait le danger pressant d’être entièrement dévastée et réduite à la barbarie par les Carthaginois. Car vos pères choisirent alors Denys, à cause de sa jeunesse et de sa valeur guerrière, pour les affaires militaires qui étaient de sa compétence, b prirent comme conseiller, à cause de l’expérience de l’âge, Hipparinos, et pour sauver la Sicile, les nommèrent, dit-on, dictateurs militaires. Est-ce à une fortune divine et à un dieu, est-ce à la valeurs des chefs, est-ce à ces deux causes aidées par le concours des citoyens d’alors, que l’on veut attribuer le salut qui survint[4] ? — À chacun d’avoir son opinion, — en tout cas, ce fut bien le salut pour cette génération. Il est donc juste, puisque ces sauveurs se sont montrés si remarquables, que c tous gardent de la reconnaissance envers eux. Si, dans la suite, la tyrannie abusa du présent de la cité, elle en a déjà en partie subi le châtiment et elle doit encore en être punie[5]. Mais quelle serait bien la peine nécessairement juste pour les coupables dans l’état préent des choses ? Si vous pouviez facilement vous soustraire à eux sans grands dangers et sans efforts, ou s’ils pouvaient, de leur côté, reprendre aisément l’autorité, ce ne serait plus le cas de vous donner les conseils que je veux vous suggérer. Il faut pour le moment que, des deux côtés, vous ayez bien présent à l’esprit d et vous souveniez combien de fois, les uns et les autres, vous avez eu l’espoir dans chaque occasion de vous voir séparés du succès total par un rien, et ce rien cependant a toujours été la cause de maux immenses et sans nombre ; on n’en voit jamais la fin, mais continuellement ce qui paraît être le terme d’une ancienne difficulté se soude à la naissance d’une nouvelle, et sous le poids de cette chaîne risque de s’effondrer aussi bien le parti tyrannique tout entier que e le parti démocratique. Alors, si du moins se produit cette chose horrible, mais trop vraisemblable, ce sera la mort de la langue grecque pour toute la Sicile tombée sous quelque pouvoir et domination de Phéniciens ou d’Osques[6]. Contre cette éventualité, tous les Grecs doivent donc avec toute leur énergie chercher un remède. Or, si quelqu’un en sait de plus efficace et de meilleur que le mien, dont je vais vous entretenir, qu’il le propose : 354 il méritera à bon droit le titre d’ami des Grecs.


Conseil de Platon.

Mon avis à moi présentement, j’essaierai de vous le donner en toute franchise en usant d’un raisonnement juste et impartial. Je parle, pour ainsi dire, en arbitre qui s’adresse aux deux partis[7], à celui qui a exercé la tyrannie et à celui qui l’a subie, et à chacun d’eux comme s’il était seul, j’apporte mon conseil qui n’est pas nouveau. Tout d’abord, pour ma part du moins, j’engagerais tout tyran à éviter le nom et la chose et à transformer, si possible, son pouvoir en royauté. b Or, c’est possible, comme l’a montré en fait le sage et vertueux Lycurgue : il vit que ses parents à Argos et à Messine étaient parvenus de la royauté à la tyrannie et avaient ainsi causé, chacun de leur côté, leur propre ruine et celle de leur cité. Alors craignant à la fois pour sa patrie et pour sa famille, il apporta, comme remède, l’institution du sénat et le lien des éphores, salutaire au pouvoir royal. C’est ainsi que ce pouvoir royal s’est conservé glorieusement durant tant de générations, car c’est la loi c qui commandait en reine aux hommes et non les hommes qui se faisaient les tyrans des lois. Voici donc ce que mon discours présent recommande à tous : aux partisans de la tyrannie, d’écarter et de fuir impitoyablement ce que les gens insatiables et insensés regardent comme le bonheur, d’essayer de transformer le régime en royauté et d’obéir aux lois royales, en n’acceptant les honneurs suprêmes que de la volonté des hommes et des lois. Quant à ceux qui d poursuivent des institutions libérales et fuient le joug de la servitude comme un mal, je les engagerais à prendre garde de ne pas tomber, par le désir insatiable d’une liberté sans frein, dans la maladie de leurs ancêtres, maladie dont ils ont souffert à cause de l’absence d’autorité, conséquence de leur amour exagéré de la liberté. Avant le gouvernement de Denys et d’Hipparinos[8], les Siciliens vivaient heureux, à ce qu’ils croyaient, menant une vie de plaisir et en même temps se faisant les chefs de leurs chefs. Ils firent lapider les dix généraux qui commandaient avant Denys, e sans aucun jugement légal, et cela pour n’obéir à aucune domination juste ou conforme à la loi, et pour être complètement libres. Or ce fut là pour eux l’origine des tyrannies. La servitude et la liberté exagérées sont toutes deux un très grand mal, modérées, elles sont excellentes. La soumission à Dieu est selon la mesure ; elle passe la mesure, si elle s’adresse à l’homme. Or Dieu, pour les gens sages, c’est la loi ; 355 pour les insensés, c’est le plaisir[9]. Puisqu’il en est ainsi, les conseils que je donne, je prie les amis de Dion de les communiquer à tous les Syracusains, comme étant notre avis commun et à lui et à moi. Pour moi, j’interpréterai ce qu’il vous exprimerait maintenant, lui, s’il vivait encore et pouvait parler. — Eh bien ! pourrait-on nous demander, que nous dit le conseil de Dion sur les affaires présentes ? — Voici.


Conseils confirmés et précisés par Dion.

« Recevez avant tout à Syracusains, des lois qui ne vous paraissent pas de nature à tourner vos pensées vers la passion du gain b et de la richesse. Mais des trois choses, l’âme, le corps et enfin les richesses, c’est la vertu de l’âme dont il faut faire le plus de cas[10] ; en second lieu, celle du corps qui est au-dessous de la vertu de l’âme ; en troisième et dernier lieu, les richesses, faites pour servir le corps et l’âme. Une institution qui réaliserait cet ordre serait chez vous une loi bien établie apportant le vrai bonheur à ceux qui lui seraient soumis[11]. c Mais appeler heureux les riches, c’est un langage funeste en soi, et un langage insensé de femmes et d’enfants qui rend également insensés ceux qui y croient. C’est la vérité que je vous conseille et si vous faites l’expérience de mes affirmations présentes sur les lois, vous en éprouverez l’effet, car l’expérience est en tout la meilleure pierre de touche. Avec de telles lois, puisque la Sicile est en danger et que vous n’êtes ni suffisamment vainqueurs, ni suffisamment vaincus[12], d il serait peut-être juste et utile pour vous de prendre un parti moyen, aussi bien vous qui fuyez l’oppression du pouvoir absolu que ceux qui aspirent à le reconquérir. Quant à ces derniers, leurs ancêtres autrefois, fait considérable, ont sauvé les Grecs des barbares. C’est grâce à eux que vous pouvez maintenant délibérer sur la forme du gouvernement. S’ils avaient eu le dessous, il ne vous serait rien resté du tout, ni discussion, ni espérance. À présent donc, aux uns, la liberté sous le pouvoir royal ; aux autres, l’autorité e royale responsable et soumise à des lois qui commandent aux citoyens et aux rois eux-mêmes s’ils n’agissent pas légalement. Pour organiser tout cela sainement et sans arrière-pensée, avec le secours des dieux, prenez comme rois, — d’abord mon fils, par une double reconnaissance envers moi et envers mon père (lui, jadis, a libéré la ville des barbares ; moi, dans les temps présents, je vous ai deux fois délivrés de la tyrannie, 356 vous en avez été témoins[13]) ; — puis comme second roi, celui qui a le même nom que mon père, le fils de Denys, pour le secours qu’il nous a apporté actuellement et pour la droiture de son caractère. Fils d’un tyran, il a volontairement affranchi la cité et s’est acquis à lui et à sa famille un honneur éternel au lieu d’une tyrannie éphémère et injuste ; — en troisième lieu, il faut appeler à la royauté de Syracuse, roi volontaire d’une ville librement soumise, le b chef actuel de l’armée ennemie, Denys fils de Denys, s’il veut bien transformer son pouvoir en forme monarchique, par crainte des retours de fortune, par pitié pour la patrie, les temples et les tombeaux délaissés et pour que son ambition ne ruine pas tout de fond en comble, à la grande joie des barbares. Donc ces trois rois, que vous leur confériez la puissance des rois Lacédémoniens ou une autorité moindre[14], et cela d’un commun accord, vous les constituerez de la manière suivante, qui est du reste celle déjà indiquée par moi[15]. c Écoutez-la cependant une fois de plus. Si la famille de Denys et d’Hipparinos veut, pour le salut de la Sicile, mettre un terme aux maux présents en acceptant ces dignités pour eux et leur descendance dans le présent et l’avenir, convoquez dans ce but, comme il a déjà été dit, des députés, ceux qu’ils voudront avec pleins pouvoirs pour conclure la réconciliation (qu’ils soient du pays même ou du dehors, ou qu’il y ait un mélange des deux) — et en aussi grand nombre qu’il leur plaira. Ces députés, à leur arrivée, commenceront par établir des lois d et une constitution suivant laquelle les rois, comme il convient, auront la haute direction des choses sacrées et de tout ce qu’il est décent de soumettre à d’anciens bienfaiteurs. Pour commander dans la guerre et la paix, il faut créer des gardiens de la loi, au nombre de trente-cinq, d’accord avec le peuple et le conseil. Il y aura des tribunaux spéciaux pour chaque sorte de cas, mais la peine de mort ou l’exil sera du ressort des trente-cinq. En outre, on choisira des juges, toujours parmi les magistrats de l’année précédente, e un dans chaque magistrature, celui qui paraîtra le meilleur et le plus juste : c’est à eux que reviendra la charge de prononcer au cours de l’année suivante sur la mort, l’emprisonnement, l’exil des citoyens. Il ne sera pas permis au roi d’être juge en pareilles causes : en qualité de prêtre, il doit être pur de meurtres, 357 d’emprisonnement et d’exil[16].

Tels étaient les plans que durant ma vie je formais pour vous, tels sont encore ceux que je poursuis. Après avoir triomphé avec vous de mes ennemis, si les Érinnyes sous un masque hospitalier ne m’eussent entravé, j’aurais certes mené jadis mon projet à bonne fin. Après quoi, c’est tout le reste de la Sicile que j’aurais colonisé, si les faits avaient répondu à mes désirs ; j’aurais chassé les barbares qui l’occupent aujourd’hui, eux qui n’ont pas combattu pour la liberté commune contre la tyrannie ; j’aurais ramené les anciens habitants des b territoires grecs dans leurs antiques demeures, dans les demeures de leurs pères. — Voilà donc ce que maintenant je conseille à tous de vouloir unanimement et de réaliser, et d’exhorter tout le monde à entreprendre. Qui s’y refuse, regardez-le comme un ennemi public. Non, ce n’est pas impossible, car ce que conçoivent deux âmes, ce qui est manifestement le parti le meilleur que puissent trouver des gens qui ont réfléchi, le tenir encore pour impossible, est un manque de jugement. Deux âmes, je veux dire celle c d’Hipparinos, le fils de Denys, et celle de mon fils. S’ils sont d’accord tous deux, ils s’accordent, je pense, avec les autres Syracusains, avec ceux du moins qui ont souci de leur pays. Offrez donc aux dieux vos hommages avec vos prières ainsi qu’à tous ceux qu’il convient d’unir aux dieux dans vos louanges ; invitez, pressez amis et ennemis amicalement et sans relâche, jusqu’au jour où toutes nos paroles, semblables à un rêve divin vous visitant pendant la veille, deviendront par vous une éclatante d et heureuse réalisation.


  1. Allusion au meurtrier de Dion, Callippe.
  2. Platon emploie fréquemment le terme εὐχή au sens de pieux désir, de souhait dont on n’espère guère la réalisation. Cf. Républ. V, 450 d ; VII, 540 d ; Lois V, 739 d.
  3. La guerre, pour les Siciliens, c’est la guerre contre l’ennemi héréditaire, les Carthaginois. Elle dura soixante-dix ans, à peu près sans interruption depuis 409.
  4. Pour l’expression αὐτοκράτορας… στρατηγούς, voir la notice particulière. Diodore (XIII, 91-96) raconte longuement les événements qui amenèrent Denys au pouvoir et contribuèrent au salut de la Sicile. Les troubles occasionnés par les victoires carthaginoises et l’incapacité des chefs syracusains risquèrent d’anéantir la Sicile entière (XII, 91, 2). Une dictature s’imposait pour le salut du pays.
  5. À l’époque où la lettre est écrite, Denys est en fuite et la Sicile est au pouvoir de ses adversaires.
  6. S’agit-il des Romains, comme le prétend Niebuhr ? Il semble que ce soit encore trop tôt, on pourrait songer plus volontiers aux Samnites.
  7. Allusion au rôle du διαιτητής dans le droit athénien. L’arbitre formule les décisions transactionnelles entre deux parties (cf. Aristote, Constitut. des Athén. LIII, 2-6).
  8. Cf. 353 b.
  9. La logique de ces deux dernières propositions est plutôt dans la pensée de Platon que dans la formule qu’il en a donnée. À prendre matériellement les deux phrases, on leur ferait exprimer tout le contraire de ce que voulait l’auteur, car s’il est juste de se soumettre à Dieu, puisque, pour les uns, Dieu est la loi ; pour les autres, le plaisir, les uns et les autres agiront « selon la mesure » en obéissant à leur divinité. Ce n’est pas évidemment ce que pense Platon. Il faut donc supposer une idée intermédiaire et comprendre : Dieu, pour les gens sensés, c’est la loi qui exprime la volonté divine ; les insensés, eux, se forgent une divinité, le plaisir, qui n’a rien de divin et ne requiert pas notre soumission. Dans les Lois VI, 762 e, l’obéissance aux lois est identifiée au service des dieux.
  10. La doctrine de la hiérarchie des biens se trouve déjà dans Gorgias, 477 c. et suiv. Le développement de ce passage met précisément en lumière la valeur de l’âme, supérieure au corps et aux richesses.
  11. Telle est pour Platon la marque des bonnes lois : rendre heureux ceux qui les observent, οἱ Κρητῶν νόμοι οὐκ εἰσὶ μάτην διαφερόντως ἐν πᾶσιν εὐδόκιμοι τοῖς Ἕλλησιν· ἔχουσιν γὰρ ὀρθῶς, τοὺς αὐτοῖς χρωμένους εὐδαίμονας ἀποτελοῦντες (Lois I, 631 b).
  12. Hipparinos avait chassé Callippe du pouvoir, mais les partis très divisés manquaient de force. Denys gardait des intelligences dans la place et guettait l’heure favorable pour revenir. De fait, après avoir gouverné deux ans, Hipparinos à son tour était renversé. Une série de tyrans alors se succédèrent. Mais dix ans après sa chute, Denys réussit à reprendre encore pour quelque temps le pouvoir à Syracuse (Plutarque, Timoléon, c. 1).
  13. Cf. Lettre VII, 333 b, et notice particulière de cette même lettre.
  14. En fait, l’autorité des deux rois spartiates était à peu près nulle et leur charge presque uniquement honorifique et avant tout religieuse. Cf. G. Glotz, Histoire grecque, t. I, p. 362.
  15. Allusion probable à Lettre VII, 337 b et suiv.
  16. Platon a déjà indiqué les grandes lignes de ce plan politique dans la Lettre VII (337 b et suiv.) Il le reprendra et le développera dans les Lois. Les divergences que l’on peut constater entre le dialogue et les Lettres ne portent que sur des points secondaires, mais l’esprit est le même. Un faussaire se serait appliqué à rapprocher les conceptions et aurait moins tenu compte des adaptations nécessitées par les circonstances. On peut comparer ce passage avec Lois VI, 752 d et suiv. sur le choix des « gardiens des lois » ; 762 c d et IX, 855 c sur la désignation des juges.