Lettres de Platon (trad. Souilhé)/Lettre I

Traduction par Joseph Souilhé.
Texte établi par Joseph SouilhéLes Belles Lettres (Œuvres complètes, tome XIII, 1re partiep. 3-4).





LETTRE I




Platon à Denys : Bon succès[1]


309 a 1Durant mon long séjour auprès de vous, quand j’étais le ministre favori de votre puissance, vous retiriez, vous, les avantages, et moi, je supportais les calomnies, si dures fussent-elles, car, je le savais, pas une de vos cruautés ne paraîtrait avoir été commise de mon consentement[2] : tous ceux, en effet, qui ont participé à votre administration m’en sont témoins, b eux que j’ai secourus en si grand nombre et sauvés de graves châtiments. Donc, après avoir été fréquemment préposé comme maître absolu à la garde de votre cité, j’ai été renvoyé plus ignominieusement qu’il ne serait convenable de le faire pour un mendiant, et renvoyé par vous avec ordre de prendre la mer, moi qui avais passé si longtemps auprès de vous[3] !

J’aviserai désormais à choisir un genre de vie qui m’éloigne davantage des humains, et toi, tyran que tu es, tu demeureras dans l’isolement. La somme si brillante c que tu m’as donnée pour le départ, Bacchéios, le porteur de cette lettre, te la remettra : elle était à la fois insuffisante aux frais du voyage et sans aucune utilité par ailleurs. Elle n’apporterait, à toi le donataire, que le pire déshonneur et à moi guère moins, si je l’acceptais. C’est pourquoi je refuse. Évidemment, cela n’a pour toi aucune importance de recevoir ou de donner une telle somme : aussi reprends-la et courtise quelque autre de tes amis, comme tu m’as courtisé moi-même : je l’ai bien été suffisamment d par toi. Pour moi, c’est le cas de répéter le mot d’Euripide : quand tu verras un jour tout s’écrouler,

Tu souhaiteras trouver tel homme à tes côtés[4].

Souviens-toi encore, je t’en prie, que presque tous les poètes tragiques, quand ils représentent un tyran succombant sous les coups d’un assassin, le font s’écrier :

310Privé d’amis, ô malheureux, je meurs[5],

Mais aucun ne l’a fait périr faute d’argent. Et ces vers encore plaisent assez aux esprits sensés :

Ni l’or brillant, si rare dans la vie sans espoir des mortels,

Ni le diamant, ni l’éclat des lits d’argent, précieuse richesse des humains,

Ni sur la terre immense les plaines lourdes de fruits,

Ne valent entre gens de bien l’union intime des pensées[6].

Adieu. Reconnais tes grands torts envers moi, b afin de mieux traiter les autres.


  1. Aucune traduction française ne peut rendre exactement cette formule d’introduction. Le sens premier est celui de succès, de réussite. Mais les platoniciens y joignent une intention morale. Le succès qu’ils souhaitent est d’abord le triomphe du bien, de la sagesse dans l’âme. — Diogène (III, 61) oppose la salutation platonicienne, εὖ πράττειν, à celle d’Épicure, εὖ διάγειν.
  2. Le sens est : Je supportais les calomnies, parce que, je le savais, on ne pouvait me rendre responsable de vos cruautés.
  3. Dans ce premier paragraphe, Platon s’adresse aussi à tous les favoris du tyran. Dans le paragraphe suivant, il s’adresse uniquement à Denys.
  4. Trag. gr. (Nauck) Fr. 2, Euripide, no 956.
  5. Trag. gr. (Nauck) Fr. 2, Adespota, no 347.
  6. Lyr. gr. III (Bergk) Fr. Adespota, no 138.