Lettres de Platon (trad. Souilhé)/Lettre II

Traduction par Joseph Souilhé.
Texte établi par Joseph SouilhéLes Belles Lettres (Œuvres complètes, tome XIII, 1re partiep. 5-11).





LETTRE II




Platon à Denys : Bon succès


310 b 4

Réponse
à
des accusations.

J’ai appris d’Archédèmos[1] que, selon toi, ce n’est pas moi seul qui devais garder silence à ton sujet, mais que mes amis eux-mêmes devaient bien se garder de faire ou de dire quoi que ce fût de désagréable te concernant. Tu ne fais d’exception cque pour Dion. Or ce mot précisément, « sauf Dion », signifie que je n’ai aucune influence sur mes amis, car si je pouvais quelque chose sur les autres, sur toi ou sur Dion, il en reviendrait, je l’affirme, beaucoup plus de biens à nous tous et au reste des Grecs. Mais ce qui fait maintenant ma force, c’est que je vis d’après mes principes. Je te dis cela, parce que Cratistolos et Polyxène[2] ne t’ont rien rapporté de raisonnable. L’un des deux prétendrait avoir entendu à Olympie dun bon nombre de ceux qui étaient avec moi te décrier : il a peut-être l’ouïe meilleure que la mienne. En tout cas, je n’ai, moi, rien entendu. Il n’y a qu’une chose à faire, à mon avis, si l’on renouvelle semblable accusation sur l’un d’entre nous : m’interroger par lettre : je te dirai la vérité sans hésitation ni fausse honte.


Rapports de Denys
et de Platon.

Voici donc quelle est notre situation réciproque : nous ne sommes des inconnus, je dirai pour personne en Grèce, et notre liaison n’est pas un secret. eN’ignore pas non plus que même dans l’avenir on ne la passera pas sous silence, si nombreux sont ceux qui en ont reçu la tradition, comme d’une amitié qui ne fut ni faible ni cachée. Que veux-je dire par là ? Je vais te l’expliquer en remontant au principe. La sagesse et le pouvoir tendent naturellement à s’unir : ils se poursuivent sans cesse mutuellement, se recherchent, s’assemblent ; dans la suite, les hommes aiment à en parler eux-mêmes ou à en entendre parler dans leurs conversations privées ou dans les poèmes. 311Ainsi, s’entretenant de Hiéron et de Pausanias de Lacédémone, ils rappellent avec plaisir leurs relations avec Simonide, les actes et les dires de ce dernier à leur égard. Ils ont coutume d’associer dans leurs éloges Périandre de Corinthe avec Thalès de Milet, Périclès avec Anaxagore, Crésus et Solon, dans leur rôle de sages, avec Cyrus dans sa fonction de souverain[3]. Les poètes, suivant ces exemples, joignent les noms de Créon et de Tirésias, de Polyède bet de Minos, d’Agamemnon et de Nestor, d’Ulysse et de Palamède… C’est ainsi, sans doute, que les premiers hommes rapprochèrent Prométhée et Zeus. — Des uns, ils chantent la discorde, des autres l’amitié ; de ceux-là les fluctuations de la bonne entente ou de l’hostilité, leurs accords et leurs désaccords successifs. Tout cela, pour te montrer qu’après notre mort, cla renommée ne se taira pas sur notre compte : aussi, devons-nous y veiller ; il faut, en effet, sans aucun doute, nous préoccuper de l’avenir, car il arrive par une sorte de nécessité de nature que ce sont les caractères les plus grossiers qui n’en font point cas, tandis que les gens de bien, au contraire, font tout pour mériter les louanges de la postérité. Ce m’est, d’ailleurs, un indice que les morts ont quelque sentiment des choses d’ici-bas : les plus belles âmes présagent qu’il en est ainsi ; dles plus vicieuses le nient, mais les oracles des hommes divins ont plus de poids que ceux des autres. Et je pense que s’il était permis à ceux dont je parlais tout à l’heure de corriger les défectuosités de leurs relations, ils feraient tous leurs efforts pour que leur renommée soit meilleure qu’elle ne l’est présentement. Or, il nous est encore possible à nous, avec le secours de Dieu, de remédier par nos actions et nos paroles à ce qui aurait été imparfait dans nos rapports antérieurs. Pour la philosophie, je l’affirme, l’opinion vraie equ’on en aura sera meilleure[4], si nous-mêmes, nous sommes probes ; notre malice obtiendrait un résultat tout contraire. Or, nous ne pourrions rien faire de plus saint que de veiller sur elle, ni de plus impie que de la négliger.


Attitude réciproque de Denys et de Platon.

Je vais donc t’exposer comment cela se doit faire et ce que demande la justice. Je suis venu en Sicile avec la réputation de surpasser de beaucoup les autres philosophes et j’arrivais à Syracuse pour en recevoir de toi le témoignage, 312afin que, en ma personne, la philosophie reçût les hommages de la foule elle-même. Mais je n’ai pas réussi. La cause ? Je ne veux pas répéter celle que beaucoup invoqueraient, mais tu paraissais n’avoir plus grande confiance en moi, tu faisais mine de vouloir me renvoyer et en appeler d’autres : tu avais l’air de rechercher quels pouvaient être mes desseins, par défiance de moi, me semble-t-il. Sur quoi, il ne manquait pas de gens pour crier que tu me dédaignais et que tes préoccupations allaient ailleurs : bcela, on l’a colporté partout. Écoute donc ce qu’il est juste de faire à présent, ce sera ma réponse à ta question : quelle doit être notre attitude l’un vis-à-vis de l’autre. Si tu dédaignes absolument la philosophie, laisse-la de côté ; si tu as appris d’un autre ou trouvé par toi-même des doctrines supérieures aux miennes, réserve-leur ton estime. Mais si ce sont les miennes qui t’agréent, il faut aussi témoigner à ma personne les plus grands égards. Donc aujourd’hui, comme au début, ouvre la voie, je te suivrai. Honoré par toi, cje t’honorerai ; dédaigné par toi, je m’abstiendrai. De plus, en m’honorant et en prenant toi-même l’initiative, c’est la philosophie que tu paraîtras honorer, et voilà précisément (car tu tiens compte aussi des autres) qui t’apportera l’estime de beaucoup en qualité de philosophe. Pour moi, te donnant des marques d’honneur sans être payé de retour, je passerais pour un homme qui admire et poursuit la richesse : et pour tout le monde, nous le savons, cela ne s’appelle point d’un beau nom. En un mot, la déférence de toi à moi est une parure pour nous deux ; de moi à toi, une honte pour l’un comme pour l’autre. dEn voilà assez sur ce sujet.


La doctrine secrète.

La petite sphère[5] n’est pas exacte : Archédèmos te le montrera lorsqu’il viendra. Je dois aussi lui expliquer à fond cet autre sujet, en vérité plus important et plus divin que le précédent et pour lequel tu l’as envoyé en quête de solution. Tu prétends, à ce qu’il rapporte, qu’on ne t’a pas suffisamment révélé la nature du « Premier ». Je dois donc t’en parler, mais par énigmes, afin que s’il arrive à cette lettre quelque accident sur terre ou sur mer, en la lisant, on ne puisse comprendre. Voici ce qui en est : autour du eRoi de l’Univers gravitent tous les êtres ; il est la fin de toute chose, et la cause de toute beauté ; autour du « Second » se trouvent les secondes choses, et autour du « Troisième », les troisièmes. L’âme humaine aspire à connaître leurs qualités, car elle considère ce qui a parenté avec elle-même, sans que rien 313la satisfasse. Mais quand il s’agit du Roi et des réalités dont j’ai parlé, il n’y a rien de tel. Alors l’âme de demander : cette nature, quelle est-elle donc ? C’est cette question, ô fils de Denys et de Doris, qui est cause de tous les maux ou plutôt c’est le douloureux effort d’enfantement qu’elle provoque dans l’âme, et tant qu’on ne la délivre, elle ne saurait atteindre la vérité[6]. Tu me dis dans tes jardins, sous les lauriers, que tu avais toi-même réfléchi à cela et que c’était ta propre découverte. Je te répondis que bs’il en était réellement ainsi, tu m’épargnerais bien des discours. J’ajoutais n’avoir encore rencontré personne qui eût fait pareille trouvaille, mais que toute mon activité était concentrée vers ce problème. Peut-être as-tu entendu quelqu’un, peut-être la grâce divine a-t-elle excité ton esprit à ces recherches, et croyant tenir ferme les démonstrations, tu ne les as pas attachées. Aussi se précipitent-elles de côté et d’autre autour de chaque apparence dont, en fait, aucune n’a de réalité. Tu n’es pas le seul à qui semblable chose csoit arrivée. Sache bien que jamais personne n’a pu se mettre à m’écouter sans en éprouver autant au début. Les uns s’en sont tirés plus facilement, d’autres moins, mais presque personne sans efforts[7].



Relations scientifiques de Denys et de Platon.

Puisqu’il en a été et qu’il en est ainsi, nous avons, à mon sens, à peu près résolu ta question : quelles doivent être nos relations mutuelles. Du moment que tu discutes ces doctrines, soit avec d’autres et en les comparant à celles que ces autres enseignent, soit en les considérant den elles-mêmes, tu verras qu’elles vont devenir en toi plus consistantes, pourvu que cet examen soit sérieux, et tu te familiariseras avec elles comme avec nous. Comment cela se réalisera-t-il ainsi que tout ce que nous venons de dire ? Tu as bien fait de m’envoyer Archédèmos, et dans la suite, quand il sera rentré et t’aura rapporté ma réponse, de nouveaux doutes surgiront peut-être en toi. Tu me renverras cet Archédèmos, si tu es homme de bonne décision, et il te reviendra avec sa marchandise. Fais cela deux ou trois fois, ediscute avec soin ce que je te communique, je serais étonné que tes doutes présents n’aient bien changé. Courage donc et agissez ainsi. Tu ne saurais certes promouvoir, toi, et Archédèmos ne pourrait entreprendre un plus beau commerce ni plus agréable aux dieux. Veille 314toutefois à ce que cela n’arrive pas à la connaissance des profanes, car il n’y a peut-être pas de doctrines plus ridicules que celles-ci pour le vulgaire, mais il n’y en a pas non plus, pour les esprits richement doués de plus admirables et de plus inspirées. Il faut bien des redites, des leçons continues, de longues années, et c’est à peine si, avec de grands efforts, on arrive à les purifier comme on purifie l’or. Mais voici qui est merveilleux en cette matière, écoute : il y a des hommes qui ont entendu ces enseignements, et un grand nombre ; ils ont bde la facilité pour apprendre, pour retenir, pour juger et critiquer à fond ; ils sont déjà vieux et voilà pas moins de trente ans qu’ils les ont reçus. Eh bien ! aujourd’hui, ils déclarent que ce qui leur paraissait alors tout à fait incroyable, ils le regardent à présent comme très digne de foi et absolument évident, et c’est maintenant le contraire pour ce qui leur semblait jadis mériter toute créance. Réfléchis donc à cela et prends garde d’avoir à te repentir un jour de ce que tu laisserais aujourd’hui se divulguer indignement. La plus grande sauvegarde sera de ne pas écrire, mais d’apprendre par cœur, car il est impossible cque les écrits ne finissent par tomber dans le domaine public. Aussi, au grand jamais, je n’ai moi-même écrit sur ces questions. Il n’y a pas d’ouvrage de Platon et il n’y en aura pas. Ce qu’à présent l’on désigne sous ce nom est de Socrate au temps de sa belle jeunesse. Adieu et obéis-moi. Aussitôt que tu auras lu et relu cette lettre, brûle-la.


Recommandations diverses.

Assez là-dessus. Tu t’étonnes que je t’aie envoyé Polyxène. Je t’ai toujours répété à propos de Lycophron[8] det de tous ceux de ton entourage que, en matière dialectique, tu les surpassais et par ton talent naturel et par ta méthode de discussion. Aucun ne se laisse volontiers réfuter, comme certains l’imaginent, mais c’est bien malgré eux. Il me semble que tu les as convenablement traités et récompensés. Voilà qui suffit à leur sujet, et c’est même beaucoup pour ce qu’ils valent. Quant à Philistion[9], si tu en as besoin, utilise-le, puis, si possible, eprête-le à Speusippe et envoie-le-lui : Speusippe lui-même t’en prie et Philistion m’a promis de venir volontiers à Athènes si tu le laissais aller. Quant à celui qui sortait des carrières, tu as bien fait de le relâcher. La requête concernant sa famille et le fils d’Ariston, Hégésippe, est facile : ne m’as-tu pas fait dire, en effet, que si les uns ou les autres avaient à subir quelque injustice et que tu vîns à le savoir, tu ne le permettrais pas ? Pour 315Lysiclide, il faut dire la vérité : seul entre tous ceux qui sont venus de Sicile à Athènes, il n’a pas changé d’avis sur nos relations, mais il ne cesse de dire du bien de tout ce qui a été fait et d’en parler dans les meilleurs termes.


  1. Il est plusieurs fois question d’Archédèmos dans les Lettres (II, 319 a ; VII, 339 a ; 349 d…) C’était un disciple d’Archytas, le tyran de Tarente, et il semble avoir souvent servi d’intermédiaire entre Platon et Denys.
  2. Cratistolos nous est inconnu. Polyxène est sans doute le fameux sophiste, disciple du mégarique Bryson auquel on attribue l’objection du τρίτος ἄνθρωπος contre la théorie des Idées.
  3. Périandre n’est pas considéré ici comme sage, mais comme chef d’État (de même que dans Protagoras, 343 a). Le sage, c’est Thalès de Milet. — On sait les rapports qui s’établirent entre Périclès et Anaxagore. — À Cyrus, chef d’État, l’auteur de la lettre associe non plus un seul, mais deux sages, Crésus et Solon. Hérodote (I, 155-157 et 207) fait jouer à Crésus le rôle de conseiller auprès de Cyrus. D’autre part, la tradition a fixé le souvenir des relations entre Solon et Crésus, Crésus représenté comme le mentor du riche souverain. Ces trois noms se sont naturellement unis dans l’esprit de l’épistolier. Mais comme la pensée est dominée par la mémoire d’un Crésus détrôné, revenu de ses illusions de δυνάστης, comme le dépeint Hérodote, le rôle qui lui est attribué ici est celui de sage, au même titre que Solon.
  4. La signification du passage est claire : si nous sommes probes, on aura de la philosophie une meilleure opinion. Mais le mot δόξα suggérant l’idée de l’ἀληθὴς δόξα des Dialogues, l’auteur n’a pu s’empêcher de donner à son texte une couleur platonicienne, malheureusement au détriment du sens.
  5. On pourrait peut-être songer à une de ces sphères célestes dont Cicéron attribue l’invention à Thalès de Milet et le perfectionnement à un disciple de Platon, Eudoxe de Cnide : « …et eam a Thaleto Milesio primum esse tornatam ; post autem ab Eudoxo Cnidio discipulo, ut ferebat, Platonis eamdem illam astris caelo inhaerentibus esse descriptam ; cuius omnem ornatum et descriptionem, sumtam ab Eudoxo, multis annis post, non astrologiae scientia, sed poetica quadam facultato uersibus Aratum extulisse. Hoc autem sphaerae genus, in quo solis et lunae motus inessent, et earum quinque stellarum, quae errantes et quasi uagae nominarentur, in illa sphaera solida non potuisse finiri. Atque in ea admirandum esse inuentum Archimedi, quod excogitasset, quemadmodum in dissimillimis motibus inaequabiles et uarios cursus seruaret una conuersio. » (De Republica, I, 14). — Voir aussi de Natura deorum, II, 34.
  6. L’âme voudrait connaître les qualités de ces principes (ποῖόν τι), mais précisément ces principes ne possèdent pas le ποῖον qui est essentiellement changeant et variable. C’est ce qui déconcerte l’âme et provoque ses efforts vers une connaissance plus parfaite. Ce passage pourrait être une imitation de la Lettre VII, 343 c.
  7. Tout ce passage est sans doute une imitation soit de Théétète, 151 a et suiv., soit de Ménon, 97 e, 98 a, 100 a. La correction ἀλλ’ ᾄττουσι m’a été suggérée par M. Diès. Les variantes des manuscrits la rendent très plausible, et les textes signalés de Ménon l’expliquent. L’épistolier a sans doute emprunté au dialogue l’idée des opinions qui ne sont pas suffisamment liées par le raisonnement causal : ὥστ’οὐ πολλοῦ ἄξιαί εἰσιν, ἕως ἄν τις αὐτὰς δήσῃ αἰτίας λογισμῷ, et qui pour ce motif s’échappent de l’âme, ἀλλὰ δραπετεύουσιν ἐκ τῆς ψυχῆς τοῦ ἀνθρώπου. Or, pour traduire à sa manière cette dernière image, ne se serait-il pas souvenu de celle des ombres errantes ou bondissantes qu’il lisait à la fin du même dialogue (100 a) : αἱ δὲ σκιαὶ ἀίσσουσι ?
  8. Il est souvent question chez Aristote d’un sophiste du même nom. Voir Bonitz, Index aristotelicus au mot Λυκόφρων.
  9. Philistion était un médecin de Denys. Cf. Wellmann, Frg. gr. Ärzte, I, 67 suiv., 109 suiv.