Lettres de Marie-Antoinette/Tome II/Lettre CCXXXVII

Lettres de Marie-Antoinette, Texte établi par Maxime de La Rocheterie [1837-1917], Alphonse Picard et FilsTome II (p. 137-139).

CCXXXVII.

Au comte de Mercy.
1789, juillet.]

Voici mes lettres, Monsieur le comte. L’Empereur, dans la sienne, ne me dit rien des deux copies qu’il vous a envoyées. Aussi je ne lui en parle pas. Je vous envoie ma lettre[1] pour que vous puissiez la lire et écrire. En conséquence, vous la cachetterez après.

Malgré la démarche de la Commune, les districts et le peuple paraissent montrer de l’inquiétude du retour des gardes du corps. Je crois que pour tout il est mieux de ne pas se presser sur cet objet, et j’engage le Roi à dire à MM. Bailly ou La Fayette qu’il a été sensible aux vœux que la Commune lui a présentés qu’il a fait momentanément le sacrifice de ses gardes pour inspirer le calme et la tranquillité ; qu’il sait qu’il y a encore des districts qui ont de l’inquiétude ; qu’il ne rappelle donc pas encore ses gardes auprès de lui, et qu’il attendra. Je crois que c’est le parti le plus sage ; mais il faut y tenir ferme, et ne se laisser aller ni à sortir ni au moindre changement et mélange dans le corps. Voilà comme je ferais sûrement, si j’étais seule. Mais aurons-nous la force de résister à toute persécution ? Je n’en sais rien ; mais j’y veillerai tant que je pourrai.

J’ai vu les trois ministres pour ma maison et mon contrat. Vous pourrez suivre cette affaire quand vous voudrez. M. de Montmorin m’a parlé d’une manière fort embrouillée des lettres de mes deux frères. Je soupçonne qu’il croit que je ne les ai pas vues, et j’ai préféré le laisser dans cette croyance. Ce qui me fâche, c’est qu’il en ait parlé à M. de La F. ; il en est convenu avec moi, en assurant qu’il n’avait pas nommé le comte d’Artois. Mais l’autre m’en avait déjà parlé d’une manière grave, comme pour voir ce que je dirais. J’ai répondu sur le même ton, en disant que je ne doutais pas des sentiments de l’Empereur ; qu’il n’y avait qu’une manière raisonnable d’envisager la position actuelle, et que le calme et la tranquillité étaient sûrement le seul but auquel moi, et tous ceux qui s’intéressaient vraiment à moi, devaient tendre. Ils ont paru contents, et j’espère que vous le serez aussi. M. de Montmorin voulait m’engager à montrer à M. de La F. ma sensibilité sur l’affaire de M. de Lambesc, qui va mal[2] ; je m’y suis refusée : j’aurais l’air de le croire coupable en parlant pour lui. L’Europe entière l’a déjà jugé, et la France elle-même, quand elle sera désaveuglée, aura honte d’avoir puni un sujet du Roi parce qu’il l’a servi fidèlement et qu’il obéit aux ordres qu’on lui avait donnés. Voilà le seul langage qui me convienne. Mais, si vous croyez qu’à cause du nom qu’il porte, il faut éviter, non pas la honte, mais la vilainie de le faire pendre en effigie, voyez, comme ambassadeur de l’Empereur, chef du nom de Lorraine, que nous portons avec lui, si vous avez quelque chose à dire, — pourvu que cela n’ait pas l’air de grâce, — car je n’en serai pas moins contente de l’avoir pour cousin après sa pendaison qu’avant. Adieu. Ne doutez jamais des sentiments d’estime et de confiance que je vous ai voués.

(Archives impériales d’Autriche. Éd. Feuillet de Conches, l. c., I, 238.)

  1. Le 30 juillet 1789, Joseph II écrit à son frère Léopold : « Je ne sais pas le mot du comte de Mercy, ni par conséquent de la Reine, ce qui m’inquiète beaucoup. » Et le 3 août « J’ai enfin vu une lettre de la Reine, qui est pénétrée de douleur et qui sent les humiliations qu’on a fait éprouver au Roi. Néanmoins elle se porte bien et parait avoir pris le seul parti qui lui convenait, savoir de rester fort retirée et tout occupée de ses enfants. » Joseph II and Leopold con Toscana, t. II, p.264 et 265.
  2. Le prince de Lambesc, fils de la comtesse dé Brionne, appartenait à la maison de Lorraine et était cousin de l’Empereur et de Marie-Antoinette. Colonel du régiment de Royal-Allemand, il avait le 13 juillet 1789, et pour dégager sa troupe assaillie de pierres, chargé la foule à l’entrée du jardin des Tuileries. Il avait été mis en accusation devant le Châtelet, qui, après une longue instruction, l’acquitta. Il émigra ensuite, prit du service dans les armées autrichiennes, et mourut à Vienne en 1825.