Lettres de Marie-Antoinette/Tome II/Lettre CCXLVII

Lettres de Marie-Antoinette, Texte établi par Maxime de La Rocheterie [1837-1917], Alphonse Picard et FilsTome II (p. 151-153).

CCXLVII

Au baron de Flachslanden.[1]
[1789, 28 octobre.]
Le mercredi 28.

Je suis bien inquiète de ce qui se passe en Alsace, et je vous prierai, Monsieur le baron, de m’en donner des nouvelles par la même voie par laquelle vous recevrez ma lettre, ou par toute autre que la personne vous indiquera. Je crains pour moi personnellement tous les mouvements de cette province ; quelque chose qui arrive, on persuadera au peuple d’ici que c’est des Allemands, et que par conséquent j’y suis pour beaucoup. Vous trouverez peut-être de la puérilité dans mes craintes ; mais j’ai besoin d’une circonspection et d’une prudence au-dessus de tout pour ramener la confiance en moi. Mon rôle à présent est de me renfermer absolument dans mon intérieur, et de tâcher, par une inaction totale, à faire oublier toute impression sur moi, en ne leur laissant que celle de mon courage, qu’ils ont si bien éprouvé et qui saura leur en imposer dans l’occasion. Je ne dois donc avoir aucune influence marquée, ni dans le choix des personnes à placer, ni dans les affaires ; mais on parle de tant de manières différentes sur tous ces objets, que je voudrais pour moi seule avoir des idées fixes et arrêtées. Je vous prierai donc, Monsieur le baron, de me mander vos opinions. Vous devez compter sur le plus grand secret votre caractère, votre esprit et votre loyauté m’assurent du vôtre. Il serait bien à désirer que tout le monde pensât comme vous, et qu’en voulant le bien même on eût autant de prudence nous n’en serions peut-être pas aujourd’hui où nous en sommes ; mais le mal est fait, la position est affreuse, il faut savoir s’en tirer, non avec des moyens violents — ils manqueraient tous, nous ne sommes pas les plus forts, — mais avec une suite et une constance d’idées et de marche qui déjoue tous projets de mal. La nécessité obligera peut-être à se servir de personnes....

Je suis interrompue : on m’apporte l’arrêté d’aujourd’hui ; il couronne tout ce qu’on a fait jusqu’ici[2]. Mais quel peut être le but de tout ceci ? Est-ce pour prouver que les personnes qui visent aux ministères sont bien intentionnées et qu’elles veulent le bien ? assurément ils auront peine à le persuader de cette manière ; ou est-ce pour effrayer et forcer de les prendre ? Je me perds dans les conjectures. C’est à vous, Monsieur le baron, qui êtes plus porté à les pouvoir juger, à m’éclairer. Il est toujours bien essentiel pour moi qu’en persuadant bien au public que je ne dirige pas les choix qu’on fera peut-être, ces personnes-là ne croient point y être venues absolument contre ma volonté. Si M. l’archevêque de Toulouse[3] avait été ici, je vous aurais épargné tout ce bavardage ; je connais votre amitié pour lui, et que vous avez la même manière de penser ; mais j’ai besoin d’avoir quelqu’un qui me conseille, non pas pour faire la moindre chose — je ne le peux pas pour mille raisons, — mais pour régler mes idées dans ma tête. Je m’adresse à vous, Monsieur le baron, avec la confiance que votre caractère m’a toujours inspirée. Je vous prie de brûler ma lettre tout de suite, j’en ferai autant pour la vôtre ; et, si vous venez chez moi, je n’aurai pas l’air de vous parler plus qu’aux autres. Prudence, patience, sont mon sort, surtout courage, et je vous assure qu’il en faut bien davantage pour supporter les peines de tous les jours que les dangers de la nuit du 5. Recevez les assurances de toute mon estime.

Ce mercredi, à 6 heures du soir.

  1. Le baron de Flachslanden, maréchal de camp et député aux États généraux, était commandant en second de l’Alsace. C’est à ce titre que la Reine l’interroge sur les dispositions de cette province, qui passait pour très monarchiste. Plus tard, en 1792, il émigra, et fut, dans l’émigration, un des confidents de Marie-Antoinette. Après avoir fait campagne dans l'armée des Princes, il fut ministre de Louis XVIII, et mourut à Blankenbourg en août 1797.
  2. Sur la proposition du Comité des rapports, l’Assemblée, ajournant le débat sur la question des vœux religieux, avait défendu leur émission dans tous les monastères de l’un et de l’autre sexe.
  3. Mgr François de Fontanges, successivement aumônier de la Dauphine, évêque de Nancy, archevêque de Bourges et de Toulouse, député du clergé de Toulouse aux États généraux. La Reine avait grande confiance en lui, et il fut mêlé plus tard aux négociations de la cour avec Mirabeau. Il mourut évêque d’Autun, le 26 janvier 1806.