Lettres de Marie-Antoinette/Tome II/Lettre CCXLIV

Lettres de Marie-Antoinette, Texte établi par Maxime de La Rocheterie [1837-1917], Alphonse Picard et FilsTome II (p. 147-149).

CCXLIV.

Au comte de Mercy.
1789, 10 octobre.
Le 10 octobre 1789.

Je n’ai reçu qu’aujourd’hui, Monsieur, votre lettre du mardi 6[1]. Je conçois toutes vos inquiétudes, ne doutant pas de votre parfait attachement. J’espère que vous avez reçu ma lettre de mercredi, qui vous aura un peu rassuré. Je me porte bien, et, malgré toutes les méchancetés qu’on ne cesse de me faire, j’espère pourtant ramener la partie saine et honnête de la bourgeoisie et du peuple. Malheureusement, quoiqu’en assez grand nombre, ils ne sont pas les plus forts ; mais, avec de la douceur et une patience à toute épreuve, il faut espérer qu’au moins nous parviendrons à détruire l’horrible méfiance qui existait dans toutes les têtes[2], et qui a toujours entraîné dans les abîmes où nous sommes. Vous écrirez à l’Empereur pour moi : je crois qu’il est plus prudent que je ne lui écrive pas dans ce moment, même pour lui mander seulement que je me porte bien. L’Assemblée va venir ici ; mais on dit qu’il y aura à peine six cents députés. Pourvu que ceux qui sont partis calment les provinces[3], au lieu de les animer sur cet événement-ci, car tout est préférable aux horreurs d’une guerre civile !

J’ai été bien aise que vous ayez pu vous sauver de Versailles. Jamais on ne pourra croire ce qui s’y est passé dans les dernières vingt-quatre heures. On aura beau dire, rien ne sera exagéré, et, au contraire, tout sera au-dessous de ce que nous avons vu et éprouvé. Vous ferez bien de ne pas venir de quelque temps ici[4], cela inquiéterait encore. Au reste, je ne peux voir personne chez moi : je n’ai que ma petite chambre en haut. Ma fille couche dans mon cabinet à côté de moi, et mon fils dans ma grand’chambre. Quoique cela soit gênant, j’aime mieux qu’ils soient auprès de moi, et au moins ne me soupçonnera-t-on pas de voir du monde chez moi. Adieu, Monsieur ; plus je suis malheureuse, et plus je sens que je suis tendrement attachée à mes véritables amis, et il y a longtemps que je me plais à vous compter de ce nombre.

(Autographe, Archives impériales d’Autriche. Éd. Feuillet de Conches, l. c., I, 270 ; Arneth et Flamermont l. c., II, 272 note.

  1. Dans cette lettre, Mercy racontait qu’ayant appris le 6 au matin qu’il y avait du tumulte à Versailles, il s’y était aussitôt rendu huit heures, mais qu’il n’avait pu pénétrer jusqu’à la Reine, et que les ministres Saint-Priest et Montmorin, qu’il avait vus, l’avaient engagé à repartir au plus vite, « sa présence ne pouvant être d’aucune utilité » et pouvant au contraire devenir « très nuisible » ; M. de Montmorin avait d’ailleurs ajouté que tout paraissait se calmer, et que La Fayette espérait faire retirer la milice et la populace parisienne.
  2. Le 8 octobre, Joseph II écrivait à son frère Léopold : « J’ai reçu votre chère lettre, et j’ai été affligé comme vous de toutes les horreurs qu’on imprime et répand contre la Reine de France ; mais que faire avec des insolents et des fous ? On ne revient pas non plus de l'idée que ma sœur m’a envoyé secrètement des millions, pendant que je ne sais ni le pourquoi ni comment j’aurais pu les demander, ni elle me les faire tenir ; je n’ai jamais vu un sou de la France. » Joseph II und Leopold von Toscana, t. II, p.278.
  3. À la suite des journées d’octobre, un certain nombre de députés et des plus notables, Mounier, Lally-Tolendal, l’évêque de Langres, avaient quitté l’Assemblée et étaient retournés dans leurs provinces. L’Assemblée se transporta à Paris, et y tint sa première séance le 19 octobre, à l’archevêché.
  4. Après la prise de la Bastille, Mercy s’était retiré à Chennevières, commune de Conflans-Sainte-Honorine (Seine-et-Oise), dans une maison de campagne qu’il avait achetée en 1772.