Lettres. — II (1883-1887)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome Vp. 34-36).
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À CHARLES EPHRUSSI

[Coblentz, mardi 3] juillet 1883.
Cher Monsieur Ephrussi,

Merci de votre lettre vraiment. J’ai reçu mon Salon. Alas, poor ! Je viens de le refaire d’après vos conseils. Je vois que vous êtes un vétéran et que je ne suis encore qu’un jeune.

Voici : D’abord je vous sacrifie 39 noms, bien comptés !! Ce que j’en laisse est absolument nécessaire sous peine de faire écrouler un jour sur ma tête le Vieux musée de Berlin avec les fresques de Schinkel — horror ! J’ai rarrangé Boecklin et Hertel, et condensé Klinger, arrangé Brozik selon votre observation, supprimé Guillemet, le Ruysdaël du vieux Bercy ! (celle-ci, vous l’expierez un jour !) Poirson, etc.

Piloty n’est-il pas embeaumé (sic) à l’heure qu’il est ?

Je vais demain à Dusseldorf[1]. (J’ai été à Dresde.) — Voir l’Innocent VI de Velasquez à Londres et mourir.

J’irai peut-être à Munich. J’espère que vous ne trouverez pas mes conclusions trop exclusives. (D’autre part, vous savez que ma position ici n’a rien à voir là-dedans.)

Connaissez-vous la petite manière de Menzel ? — En somme, je crois y voir de plus en plus clair.

J’ai passé des midis sur les hauteurs de Bade à m’abrutir de soleil et de verdure verte. Je suis affolé de vastes toiles limpides dans lesquelles on pourra se baigner ! Je n’aime plus les demi-manières. Tout clair. Le noir seulement systématique, comme chez Ribot par exemple.

J’ai envie de donner des coups de canif ou au moins des coups de plume (de mon aile d’oie) dans les portraits à fonds mullâtres (sic), fussent-ils du basque Bonnat.

Un jour vous avez conseillé au peintre Blanche[2] devant moi, de ne pas mettre d’eau dans son vin.

— Mettez-vous toujours du vin dans l’eau de la rue Favart (8 pour les abonnés) ?

Camille Lemonnier et Duret sont-ils défunts, l’un d’une indigestion de kermesse flamande et l’autre d’une ophtalmie ?

C’est la seconde de ces fins que je me souhaite pour plus tard.

Avec quelle œuvre êtes-vous en train de faire gémir les presses octave-uzannesques de Quantin ?

Avez-vous le courage de travailler par cette chaleur qui fait éclore des infusoires dans les encriers ?

Au revoir (pour septembre).

Votre
Jules Laforgue.

Merci de faire passer la chose dans la Gazette même. — Merci de tout.


  1. Laforgue dut remettre ce voyage à Dusseldorf et ne semble pas y être allé par la suite.
  2. M. Jacques-Émile Blanche.