Lettres. — II (1883-1887)
Texte établi par G. Jean-Aubry, Mercure de France (Œuvres complètes de Jules Laforgue. Tome Vp. 14-16).
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LXIII

À M. CHARLES HENRY

Samedi [Berlin, mars 1883].
Mon cher Henry,

J’ai reçu votre courte lettre et le manuscrit — il y a de cela quelques jours — mais de là à aujourd’hui il m’eût été impossible de répondre par le moindre bout de lettre. Vous comprenez que j’ai dévoré votre Lespinasse[1]. C’est très nourri et très complet sans doute. Vous êtes un dévot pour elle, mais vous avez gardé trop votre dignité. Vous dites vous-même au commencement : « Il est indécent… » — J’aurais hurlé ! — Il fallait vous rouler dans les souvenirs de cette amante passée comme dans des linges de femme au fond d’un cabinet de toilette. Les soirées de l’hiver 74 ! le 10 février, à minuit ! Et la monomanie du remords à côté de Sapho et de sainte Thérèse. Mais c’eût été oublier que ce n’était pas là un roman à écrire. « Elle aima l’amour avec abnégation par delà son corps et par delà son âme. »

N’était-il pas possible — ou ne l’avez-vous pas voulu — de parfumer cela de ce quelque chose qui embaume une page, par exemple : le damas rouge de la chambre à coucher. Et avec Guibert cette journée du Moulin-Joli dans le frais encadrement de Montmorency et d’Argenteuil — et plus loin cette journée où le soleil de février a des douceurs de convalescence. — Vous savez mieux que moi que c’eût été l’affaire de deux ou trois après-midi passés au Cabinet des Estampes. C’est tout de même empoignant ce roman furieux au seuil de la révolution, on en a le cœur légèrement étranglé, ma parole.

Je vous retourne le manuscrit. — Vous n’avez pas peur de confier des manuscrits à la poste.

Écrivez-moi plus souvent, hein ? — J’entends beaucoup de musique ici.

J’espère vous présenter un jour mon jeune Rubinstein de 18 ans à peine[2]. Vous l’adorerez comme moi, un brun au visage insensé, peut-être un peu plus haut que vous, et une masse de cheveux crépus. — Je l’appelle le Nubien. — Un fumeur effréné. — Je fume la pipe. — Je les collectionne. — Trois scènes et ma prose en un acte est terminée, achevons-la vite et qu’on n’en parle plus. J’ai aussi l’idée d’un Faust en un acte. Je traduisais en vers un Don Juan de Pouchkine, je l’ai lâché. — Comment, vous n’avez pas lu les Contes cruels ! Si Kahn le savait ! — Lisez, c’est insensé. — Et au revoir. Que dit le barde[3] de moi ?

Jules.

(Tiens ! j’ai oublié de vous tutoyer.)


  1. Il s’agit de la préface datée « août 1882 » des Lettres inédites | de Mademoiselle de Lespinasse | à Condorcet, à d’Alembert, à Guibert | au comte de Crillon | publiées | avec des lettres de ses amis, des documents nouveaux — et une étude | Par M. Charles Henry | Paris | E. Dentu, éditeur | 1887.
  2. Il s’agit toujours de Théophile Ysaye.
  3. Mme Mullezer, avec qui Jules Laforgue s’était brouillé durant l’automne 1882.