Lettres de Fadette/Troisième série/46

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 122-126).

XLVI

La petite sœur de charité


La petite Sœur Saint-Benoit est une de mes amies. Quand elle apprit que je passerais l’été à X, elle me pria d’aller voir son oncle, vieux et infirme, mais « si intelligent et si bon, que vous ferez cette belle charité avec un vrai plaisir », dit-elle. J’ai donc fait la connaissance du vieux monsieur, puis je gagnai son amitié en lui disant du bien de Sœur Saint-Benoît, et dernièrement, il me raconta la simple et tragique histoire de sa pauvre vie, illuminée quelques années par la présence d’une enfant dont le départ l’a encore laissé seul, mais, cette fois, résigné et patient.

« Ma petite Marie, madame, avait deux ans quand mourut sa mère : c’était ma sœur et l’enfant n’avait pas d’autre parent que moi. Je l’apportai ici, me demandant, ahuri, ce que j’en ferais bien ! J’étais un singulier protecteur ! Déjà vieux, infirme, pas riche, sauvage comme un ours, laid… comme vous voyez, je vivais seul, redoutant les sympathies intempestives autant que la malveillance. J’avais eu une enfance pénible : les gamins de mon âge s’étaient tant moqués de ma bosse et de ma petite taille, que je m’étais sauvé du collège dans un accès de désespoir. L’ancien curé d’ici, chez qui je me réfugiai, et qui comprit et eut pitié de ma misère morale, me garda chez lui, m’enseigna tout ce qu’il savait, et poussa la charité jusqu’à vivre assez longtemps pour que je puisse me tirer d’affaires tout seul. J’avais recueilli un petit héritage qui me rendit propriétaire de cette maison : j’y vécus bien des années entre mes livres et mes fleurs. Je n’aimais personne, personne ne m’aimait, et j’en voulais à toute l’humanité d’avoir une taille de nain et une bosse sur le dos !

Mais quand la petite se mit à m’aimer, à m’appeler « mon beau vieux Nonc », je me transformai. J’oubliai ma difformité et la malice des hommes, j’eus un magnifique dédain de l’impression que je créais. Et même, Dieu me pardonne, je me souviens que lorsque je me promenais avec la menotte de la petite dans la mienne, je poussai la fatuité jusqu’à me croire un objet d’envie.

Elle grandissait et j’étudiais, ravi, le développement de cette petite âme humaine, la première dont je m’approchais. J’y découvris le germe de mes curiosités, de mes inquiétudes, de mes aspirations, j’y vis ma sensibilité encore affinée, et je n’eus plus d’autre intérêt dans la vie que la chère mignonne. Elle était intelligente et sérieuse, attirée comme moi vers le mystère de l’infini : elle ne se lassait pas de me questionner ; moi, pauvre homme, j’étudiais encore, et je répondais de mon mieux, mais si peu bien, en somme, qu’elle est allée dans la maison de Dieu, Lui demander à Lui-même ses secrets !

Toute petite, quand elle eut compris que tout dans la nature est vie et mort, elle donna une âme à toutes les choses. Avons-nous devisé ensemble sur l’angoisse des arbres qui soupirent dans l’espace, sans que nous, étrangers à leur langage, puissions deviner ce qu’ils désirent ou regrettent ! Nous observions les oiseaux, leurs voyages, leurs fêtes, leurs nids remplis de beaux œufs couleur de pierres précieuses. Pour elle les fleurs avaient un visage et elle leur parlait comme à des petites personnes. Elle aimait toutes les bêtes avec une sollicitude touchante. Patiemment, nous cherchions ensemble ce qui peut s’élaborer dans ces cervelles obscures, au fond de ce rêve dont ils ne s’éveillent jamais : idées sans conscience qui n’ont pas de mots pour s’exprimer.

Le soir où je lui appris que les étoiles ont des noms, comme les fleurs, elle fut charmée. Son regard plongeant dans la transparence profonde, elle apprenait à les distinguer, et son cri de joie quand elle réussissait était tel, qu’on aurait dit qu’elle cueillait l’étoile et s’en emparait ! Une nuit que je m’étais laissé entraîner à lui parler des myriades de soleils semés dans l’espace, si nombreux que leurs pointillements se confondent en des lueurs lactées, si lointains que leurs flèches de lumière percent l’éther pendant des années avant de pénétrer dans nos pupilles, je la sentis se serrer contre moi et m’étreindre, comme si la terre eût manqué sous ses pieds : c’était le grand frisson de l’infini qui venait d’envahir sa petite âme trop faible pour de si écrasantes visions : « Rentrons, dit-elle, j’ai peur ! »

Mais les années passèrent, son âme grandit en s’emplissant de Dieu et en s’habituant à l’infini… et un jour, avec des précautions délicates et une douceur cruelle, l’enfant me demanda sa liberté pour l’offrir à Dieu… je fus atterré ; mais qu’avais-je à dire ? Elle n’était même pas à moi… et puis, avec elle j’avais appris bien des choses, et l’une d’elles, que je ne pouvais la disputer à Dieu. Un soir, elle partit et je fus tout seul, comme avant !

Mais quand on a vécu avec les anges, on ne doute pas de l’existence du ciel, et quand on est vieux comme moi, on le voit tout près ; ma petite Marie prie bien, je sais, pour que j’y aie une place pas loin d’elle, car c’est bien triste de ne plus la voir ici !

Ô ce « tragique » quotidien ! Si on est attentif on le sent gémir dans toutes les âmes humaines, surtout celles qui se sont renfermées dans le silence. Quelquefois, au contact d’une sympathie vraie, ces âmes s’ouvrent et livrent leur secret douloureux. Ce remuement de la souffrance soulage les uns, blesse les autres, mais fait toujours du bien à qui apprend de plus en plus les âmes, la vie, les voies mystérieuses de la Providence. Pourquoi était-elle venue dans cette vie isolée, la petite Marie ? Pour mettre Dieu dans l’âme du vieux savant, puis elle est partie parce que d’autres âmes avaient besoin de Dieu aussi, et que Sœur Saint-Benoît pouvait le leur révéler.