Lettres de Fadette/Troisième série/44

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 117-120).

XLIV

Dans un couvent


Passer de l’agitation du monde, du tourbillon de vos propres pensées, du bruit des allées et venues des autres qui vous donnent tant de fatigue quand vous êtes faible, à la vie d’un couvent si tranquille qu’on s’y entend respirer, voilà une aventure qui vous donne la sensation d’avoir été transportée dans un pays enchanté.

Je faisais part de cette impression à une jeune femme américaine, pensionnaire de hasard, comme moi, de ce ravissant couvent où tout est silencieux et froid même quand le soleil brille ! Chaque pièce ensoleillée ressemble à une glacière où la lumière serait venue se rafraîchir, et cependant les calorifères donnent une température égale et agréable. C’est un soleil éblouissant qui rayonne, mais sur ces murs blancs, ces rideaux blancs, ces parquets cirés, les rayons sont fragiles et sans chaleur. Ma compagne est protestante et un peu poète et elle me répondit : Oui, c’est un palais enchanté habité par des princesses qui dorment. Quand on leur coupa les cheveux, avant de les coucher dans leur cercueil, quand on ramena sur leur figure, comme un linceul, leur voile de professe, elles s’endormirent… et leur sommeil dure… Le prince qui viendra les réveiller passera à travers les ronces et les épines combattant les géants du Désespoir, les dragons du Regret, et il les tuera… et les princesses attendent ce prince et c’est la Mort.

C’est pour cette heure de liberté qu’elles respirent et qu’elles prient jusqu’au moment de leur délivrance.

Chaque soir elles se disent qu’un jour a passé qui les rapproche de l’instant de l’arrivée du Prince qui leur ouvrira les yeux.

Elles dorment, les princesses : vous me direz qu’elles prient ? Oui, presque toute la journée, mais comme font ceux qui parlent dans leur sommeil : c’est un murmure incohérent et doux, de mots si souvent répétés, que leur signification en est usée ! Regardez les princesses remuer les lèvres pour psalmodier les vêpres : elles rythment les psaumes d’une voix si égale, si monotone, que je suis sûre que le ruisseau bavard, sous nos fenêtres, a plus conscience de sa course sur les cailloux, qu’elles, du mouvement de leurs lèvres articulant les syllabes latines. Jamais, Madame, je n’avais imaginé une vie si étrange, si douce mais si inconsciente ! On se croit dans une autre planète… et c’est ça qui repose ! conclut-elle d’un air las.

Je l’avais écoutée sans l’interrompre, amusée et charmée par ce conte gracieux, mais un peu scandalisée de cette incompréhension absolue de la vie intérieure, de la vie religieuse, qui font de toutes celles qu’elle appelle des princesses endormies, des âmes si vivantes, si ardentes, qu’à leur contact on respire Dieu, Dieu dont elles vivent et qu’elles exhalent. Sans doute le ciel les attire, mais elles aiment la vie où Dieu les veut et comme Il la fait pour elle !

Elles prient, et leur inlassable et vivante prière accompagne une activité qui s’exerce au profit de toutes les faiblesses et de toutes les misères humaines : vieillards qu’elles hébergent, orphelins qu’elles recueillent, malades qu’elles soignent, morts qu’elles ensevelissent, enfants qu’elles instruisent ! Et celles-ci ? Ces contemplatives ? Oh ! non, elles ne dorment pas ! Elles s’offrent en silencieux et brûlant holocauste pour ceux qui vivent dans le monde comme s’il n’y avait ni Dieu, ni âme, ni vie future ! Elles ne dorment pas, ces saintes ! Elles goûtent, dès maintenant, les choses éternelles qu’elles trouveront au-delà de la mort. Des profanes comme nous se figurent difficilement l’intensité de vie intérieure des âmes à ce point purifiées !

À son tour, ma compagne écoutait, étonnée, elle entrevoyait, peut-être pour la première fois, Dieu présent, l’invisible rendu sensible aux âmes de lumière.