Lettres de Fadette/Troisième série/40

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 108-110).

XL

La soldanelle


Il neige et je suis un peu paresseuse. Le silence est si grand, dehors et dedans, que j’entends le frolis des flocons de neige qui se pressent dans les vitres comme s’ils demandaient de leur ouvrir… c’est joli toute cette neige qui monte le long des pentes, s’arrondit en dôme sur les clôtures et les objets dont elle reproduit les formes en courbes si moelleuses ! Les branches sont garnies de moineaux : transis, le cou dans la plume, en petites boules noires, ils frissonnent dans la mousse blanche qui épaissit.

J’ai pris un livre que mes doigts effeuillent distraitement, pendant que je regarde dehors, toute au plaisir de flâner si doucement. Une fleur séchée glisse du livre sur ma main, et voilà que mes pensées qui se dispersaient comme la neige folle, commencent à vivre autour de cette activité faite fleur que l’on appelle la soldanelle. La vie de cette petite plante ressemble à un conte de fée par son côté merveilleux, et à un cours de morale par son côté profond.

La soldanelle est une plante des Alpes qui vit aux grandes altitudes. Quand l’hiver achève, que le soleil est chaud sans avoir encore fondu les neiges, cette impatiente petite fleur, devançant toutes les autres, commence à pousser sous la terre gelée. Par un miracle d’énergie, elle se fait jour à travers les couches de glace, et l’on voit bientôt deux petites cloches jumelles, exquises de fraîcheur et de fragilité, se balancer au-dessus de la glace qui souvent, pendant les nuits froides, se reforme autour de la tige verte.

Et le procédé employé par la soldanelle pour se frayer un chemin dans la glace ? Elle la fait fondre par la chaleur dont ses feuilles sont à la fois le réservoir et le foyer.

C’est un miracle qui se reproduit assez exactement chez certaines âmes vivant également sur les hauteurs. Ne connaissez-vous pas de vaillantes et patientes soldanelles, qui, après avoir accumulé dans leur cœur des réserves de chaleur aimante et de patience généreuse, finissent par avoir raison des cœurs glacés ?

Lentement, sous l’indifférence et la froideur, elles ont poussé leurs tiges frêles, et peu à peu, par la force du rayonnement de leur cœur ardent et tenace, elles franchissent les obstacles qui paraissaient insurmontables, pour s’épanouir dans le bonheur si chèrement conquis, et leur grâce redonne la vie à des cœurs qui se croyaient gelés à tout jamais.

Ce qui fait la force étrange de la soldanelle, c’est sa prévoyance : tout l’été, elle a chargé ses feuilles, recueilli le combustible qu’elle brûle quand vient la saison de vivre et de grandir malgré les forces contraires.

Les jeunes filles devraient imiter la fleur mystérieuse. Quand la vie leur sourit, que les hommages les couronnent, qu’elles sont comme des petites déesses dont les désirs sont des ordres, elles oublient trop que le printemps est une saison courte, que les temps rudes viendront, et qu’alors la déesse recevra plus d’ordres qu’elle n’en donnera ; elle sera souvent transie par le froid si elle n’a pas, en temps opportun, fait une ample provision de douceur, de bonté chaude, de gaieté rayonnante qui défient le froid des cœurs atteints par l’indifférence dont souffrent, par accès, les cœurs d’hommes ordinaires !

La bêtise serait alors de renoncer tristement au bonheur qui fait mine de s’enfuir. Elles furent conquises, à leur tour de conquérir, et en vraies petites soldanelles, de percer les neiges et les glaces, et de fleurir dans l’amour qu’elles auront regagné ou réveillé à force de grâce patiente et de bonté indulgente et tendre.

Ah ! mes chères petites amies ! Avant de vous jeter dans l’aventure du mariage, étudiez la botanique ! Vous ignoriez sans doute que c’est une science bienfaisante et… pratique !