Lettres de Fadette/Troisième série/36

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 97-101).

XXXVI

Conte du coin du feu


La veillée s’avançait et tout s’endormait dans le petit village, où, à l’automne, l’Angelus du soir est l’un des derniers bruits du dehors. Dans la grande salle où mes hôtes m’avaient installée, je n’entendais que le bruit égal et lent du lourd balancier de l’horloge enfermé dans sa boîte de chêne, et le murmure du chapelet ronronné dans la chambre voisine par les deux bons vieux qui m’hébergeaient depuis des semaines dans ce joli pays du nord.

Une belle attisée de bois franc pétillait dans l’énorme poêle et les rayons de la flamme montaient et descendaient, découpant sur la muraille et les meubles, des plaques de lumière rougeâtre et tremblante, et laissant de ces coins d’ombre sans fond qui préoccupent et attirent le regard.

L’heure était douce de toute la tiédeur de ce bon intérieur où ne pénétrait rien de la tristesse du froid humide qui embuait les vitres. J’aurais aimé rester seule avec mes pensées, mais leur prière finie, les deux vieux revinrent auprès du feu : elle, toute menue, serrée dans son châle de laine, pour tricoter « par cœur » ; lui, pour « tirer une touche » et m’offrir l’histoire du coin du feu que je réclamais presque tous les soirs. Il avait tout un répertoire de ce qu’il appelait « des peurs », où la vérité et la fantaisie se mêlaient d’une façon étrange et saisissante.

Il racontait merveilleusement : je vous dirai bien son histoire, mais je ne puis vous faire entendre le langage pittoresque, le ton convaincu, mystérieux, qui m’impressionnait malgré mon scepticisme qu’il sentait et qui l’indignait.

« Il y a bien sûr trente ans, — c’était en octobre et il faisait un brouillard glacé comme ce soir, — que le curé, revenant des malades, trouva sur les marches du presbytère, une petite fille de trois à quatre ans, enveloppée dans une méchante couverte et transie de froid et de peur. Pendant deux jours on n’en put tirer un mot et on la crut muette. Elle n’était ni muette, ni infirme, et nos voisins, des habitants riches et sans enfants, offrirent au curé de l’élever, car malgré toutes ses recherches, celui-ci n’avait pu savoir d’où elle venait. Il se passa quatre ou cinq années, puis, je ne sais ni pourquoi, ni comment, le bruit se répandit, peu à peu, que l’enfant était ensorcelée, et qu’on lui avait jeté un sort. Elle aurait été bien jolie si elle n’eût été si blême, que sans ses yeux clairs à la manière d’une eau qui luit, elle eût ressemblé à une déterrée.

« Sauvage comme un petit chat de grange, elle fuyait les autres enfants et ne savait pas même répondre au monde honnête qui lui voulait du bien. La nuit, elle se levait, allait et venait par la maison, et elle parlait aux esprits ; elle ne marchait pas comme le monde en vie, elle glissait comme une ombre… et nos voisins étaient bien tourmentés à son sujet !

« Quand La Grite eut à peu près seize ans, elle parut affaiblir : elle se mourait comme une lampe à bout d’huile sans qu’on lui connût de maladie. Mais elle continuait de vagabonder, et ses parents qui ne l’avaient jamais contrariée, la laissaient passer le plus clair de son temps dans les bois qui entouraient les quelques maisons du village. C’est vers ce temps qu’il commença à se passer des choses bien curieuses chez elle. Des fois, c’était, dans le grenier, comme de grosses boules qui roulaient sur le plancher, ou bien, c’étaient, dans le tuyau du poêle, des voix qui jacassaient ensemble, ou bien encore, c’était le bruit du rouet dans la chambre où personne ne couchait. C’était évident que le diable s’en mêlait. Tout le village était épeuré et les parents de la Grite auraient bien voulu s’en débarrasser, — honnêtement, s’entend !

« Mais ce n’était pas facile ! À dix lieues à la ronde, on n’eût pas trouvé une âme assez hasardée de son salut pour prendre chez soi une fille possédée, et on voyait de plus en plus qu’elle l’était ! On n’aurait pas eu, non plus, le cœur de mettre la pauvre innocente dehors, tout de même ! Il arriva que le père Marouette, le meunier, se laissa gagner à travailler fort avant dans la nuit. La mouture pressait, et il était autour de minuit quand il revint chez lui en longeant le bord de l’eau. Entendant un bruit de rames, il se retourne, et les cheveux lui en dressent sur la tête, quand il aperçoit une grande barque toute noire, et la Grite, morte, étendue au fond. À l’avant, un squelette pointait le chemin, tandis qu’un autre squelette ramait avec un cliquetis d’ossements. Épouvanté, le père Marouette voulut se sauver, mais, nix ! ses pieds collaient à la terre. Il écrasa sur place, et au matin on le trouva quasiment mort. — Il était saoul, peut-être ? fit placidement la vieille. — Pour dire le vrai, le père prenait son petit coup quelquefois, mais il nous a juré que cette nuit-là il était correct. — Et la Grite ? — Disparue, ma chère Dame… on ne l’a plus revue… puisque le diable était venu la chercher, c’est pas bien étonnant. — Voyons, Monsieur François, elle a dû se noyer ou s’égarer dans la montagne ? — Justement ce que le curé nous disait ! Il nous força de la chercher, et j’en étais de ceux-là, mais c’était pas la peine, allez ! On ne va pas chez le diable chercher le monde ! Les loups l’auront mangée, fis-je, entêtée. — Pour des loups, il y en avait gros dans le temps, et un moyen loup n’aurait fait qu’une bouchée de la pauvre Grite, mais je vous dis, moi, que les loups n’en auraient pas voulu ! C’était le bien du diable, voyez-vous, et son bien il le garde pour lui.»