Lettres de Fadette/Troisième série/31

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 83-86).

XXXI

Un appel


« Je vous en prie, m’écrivait-on dernièrement, engagez vos lectrices, qui passent l’été à se reposer et à s’amuser, à ne pas oublier que l’automne ramènera la lamentable procession des misères et des maladies chez les pauvres. Tant de femmes et de jeunes filles ont de la fortune et ne font rien de leurs dix doigts. Elles gaspillent l’argent follement, et leur temps passe elles ne savent comment, à la recherche de plaisirs qui ne les amusent même pas, pendant que nos œuvres de charité manquent d’argent et de travailleuses ! »

Et me voilà prête à vous crier, comme les prédicateurs ambulants du Moyen-Age, non pas : « Faites pénitence ! », mais : « Faites la charité ! »

On a besoin de l’argent que vous dépensez sans compter, des vêtements qui encombrent vos armoires, des victuailles qui se gaspillent dans vos cuisines ! On a besoin de vous, de vos bonnes paroles, de votre activité !

« Les gens du monde n’ont pas de cœur ! » me disait avec indignation une ardente directrice d’œuvre.

Et j’ai protesté, j’ai dit que souvent ils ignorent qu’on a besoin d’eux, ils ne savent comment s’y prendre pour aider les pauvres … — « Alors, dites-leur de venir à nous qui travaillons, qui visitons les pauvres, qui connaissons leurs besoins… »

Et celle-là aussi, mes amies, me demandait de faire appel aux trésors de pitié que renferme tout cœur de vraie femme.

Si, dans les cinémas où vous perdez beaucoup de temps et d’argent, on pouvait faire défiler sous vos yeux les seuls malheureux visités par les dames de l’Assistance maternelle, par exemple, vous verriez des misères que vous n’avez jamais soupçonnées ! De pauvres femmes malades qui n’ont pas même un lit, des bébés enveloppés dans de vieux chiffons, des garde-mangers vides, et des petits affamés qui pleurent pour avoir du pain. Vous ne croyez donc pas à cette misère dont on vous parle si souvent ? Ou peut-être préférez-vous l’ignorer afin de n’être pas troublées dans votre petite vie égoïste et vide ? Alors vous n’auriez pas de cœur ? comme le disait cette femme charitable qui consacre le meilleur de sa vie à ses pauvres.

Je vous pose la question, vous pouvez y répondre tout en flânant sur la grève en robe écourtée et en souliers pointus ! Vous découvrirez peut-être que vous n’êtes qu’un mannequin bien habillé ou une poupée comme celles des contes d’Hoffmann qu’il faut remonter à la manivelle pour la faire agir ?

Et pourtant… pourtant, j’ai confiance… sous vos airs évaporés il y a peut-être quelques pensées sérieuses, et votre âme assoupie peut se réveiller et alors vous seriez transformée ! Ne le voulez-vous pas ?

C’est si vrai, voyez-vous, que la religion, toute la religion tient dans la charité. Je pense souvent à saint Jean qui ne savait plus que répéter : « Aimez-vous les uns les autres ! » La religion toute simple, toute vraie, toute nue qui n’a rien de commun avec les vagues religiosités qui tentent trop d’âmes pures et molles, c’est d’aimer Dieu et de Lui rendre ce que nous lui devons, et d’aimer les autres et de les aider de tout notre pouvoir. C’est simple et beau comme tout ce qui est vrai. C’est la religion qui enseigne toutes les pitiés ; c’est la religion des humbles, des faibles, des petits, celle du pauvre publicain et celle du bon Samaritain.

Ô petites âmes puériles ! Vous assourdissez saint Antoine de demandes saugrenues, de promesses vaines pour obtenir des faveurs que vous n’oseriez avouer peut-être ! Faites mieux, jouez vous-mêmes le rôle de celle qui donne et qui aide : vous y gagnerez, non pas les grâces que vous sollicitez peut-être, mais une âme bien vivante et bien belle.

Et avec elle vous ferez toute la charité matérielle et morale qu’on attend de vous. Vous pouvez exercer cette dernière même si vous êtes pauvre comme Job ! Et vous le devez : sur votre chemin, vous rencontrerez toujours quelqu’un à consoler… et donner de l’espoir à un cœur endolori, c’est peut-être plus beau que de donner un morceau de pain à un affamé.

Mes petites et mes grandes amies, semez à pleines mains l’argent de votre bourse et la pitié de votre âme. Faites régner dans votre cœur un idéal si noble, si généreux et si pur qu’à votre contact on devienne plus heureux.

Et surtout croyez à la régénération des âmes par les âmes meilleures. Il faut vous persuader que votre charité sera victorieuse et que vous soulagerez beaucoup de misères physiques et morales. Mais soyez patientes comme le semeur : il sait bien qu’il faut que le grain germe invisible avant de percer la terre. Vous croirez quelquefois que vos secours ou vos conseils sont inutiles : non, ayez la foi, ne vous découragez pas : tout ce que vous semez lèvera, vous le verrez, et si vous ne le voyez pas, soyez assurées que le bien que vous faites n’est pas perdu