Lettres de Fadette/Quatrième série/48

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 135-138).

XLVIII

La petite sourde-muette


Vous pensez peut-être que, dans tout le pays, il n’y a pas une seule jeune fille qui file au rouet ?

Il y en a une au moins… et je l’ai vue ; et il y en aura d’autres bientôt, car, je vous connais, ô chercheuses de fantaisies nouvelles. Vous désirerez maintenant un rouet qui chante pendant que votre petit pied pédale et que la laine blanche court entre vos doigts fins.

Ma fileuse n’habite ni une grande ni une petite ville. En pénétrant dans la vieille maison où les chemins de neige me conduisirent par tant de détours, j’ai pensé que je rêvais une des belles histoires qui enchantèrent mon enfance.

Une domestique ridée, noire, aux yeux durs, propre comme un sou neuf, et vêtue comme si elle sortait d’un coffre fermé depuis soixante ans, m’ouvrit la porte, et je fus tout de suite en présence d’un vieillard droit, sec, très digne dans sa longue redingote noire et sous la calotte de velours que dépassaient ses cheveux blancs. Sa fille, la maîtresse de maison, arriva tout essoufflée, hospitalière, un peu cérémonieuse pour commencer, mais si parfaitement aimable pour l’amie de ses amis. Quand elle fut calme, sa figure me plut, la bonté y était imprimée, et dans ses yeux doux et rieurs passaient des ombres, comme le reflet d’une tristesse qui se tient derrière les sourires.

Les anciens meubles en acajou, trois larges fenêtres enfoncées dans des murs épais d’autrefois, le gros poêle qui pétillait en dessinant des lueurs roses, une glace dans un cadre doré mettant un paysage d’hiver au fond du salon, les bégonias et les géraniums en fleurs sur les allèges de fenêtres, donnaient à cette pièce un charme vieillot et magique. De plus en plus j’avais l’impression d’entrer dans une histoire dont j’étais l’un des personnages. Je me sentais bien loin de la vie ordinaire et j’attendais……

Après quelques minutes passées à nous connaître et à nous rattacher par nos amis communs, mon hôtesse m’amena près d’une des embrasures profondes. Une jeune fille, dont les yeux étranges se détachaient comme des étoiles dans le visage pâle, était là, assise devant un rouet dont le ronron m’avait intriguée depuis mon arrivée. — La mère posa sa main sur la tête blonde : « C’est ma fille, elle est sourde-muette. » L’enfant s’inclina légèrement sur un signe de sa mère, mais elle n’interrompit pas son travail, aussi attentive que si elle eût été seule.

Surprise, émue, je ne sus que sourire avec un étrange serrement de cœur. Mon hôtesse me ramena près du feu, où le grand-père était assis, et elle me raconta bien simplement que son mari était mort avant qu’ils n’eussent découvert l’infirmité de la petite : avec amour et patience son père et elle se consacrèrent à son éducation et essayèrent de développer son intelligence, mais ils ne purent jamais se décider à se séparer d’elle pour la placer dans une institution spéciale. — Nous avons peut-être eu tort, nous n’avions pas le courage nécessaire.

Pendant que nous causons, la jeune fille file… la laine en rouleaux moelleux devient fine et mince, et s’allonge égale, unie, comme la petite vie qui se déroule entre ces deux affections protégeantes et exclusives qui ont eu peur du sacrifice.

Elle a grandi comme une plante bien soignée, mais que se passe-t-il dans cet esprit fermé à toutes les influences extérieures ? À quoi pense-t-elle dans le silence éternel qui l’isole de tous ? Y a-t-il seulement des pensées qui vivent et s’agitent dans cette âme mystérieuse ?… ou bien, ses grands yeux clairs, qui suivent vaguement les nuages en marche, ne voient-ils que des formes, et ne réflètent-ils jamais ce qui passe dans son esprit ?

Du matin au soir, elle file ; quand la laine manque, elle est inquiète et malheureuse. Le bruit monotone du rouet actif couvret-il les soupirs d’une âme captive qui sent sa misère et voudrait s’élancer dans la vie dont vivent les autres ?

Nous ne savons rien d’elle, elle ignore tout de nous…

Le chien qui vient d’entrer va poser sa bonne grosse tête sur les genoux de l’enfant, elle laisse un moment le rouet, flatte le chien et le regarde en souriant… il agite la queue et la regarde aussi : ils se parlent, peut-être ?