Lettres de Fadette/Quatrième série/37

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 103-105).

XXXVII

À Notre-Dame


Les nuages versent intarissablement leur eau claire qui fait les routes si noires, et sous le ciel sombre, et sur les chemins ruisselants, on rencontre de pauvres âmes lasses de leur vie monotone et découragées devant l’effort journalier qui use l’énergie et semble n’aboutir à rien. — C’est du moins la pensée des âmes tristes en ces jours de pluie froide.

Il y en avait sûrement, parmi celles qui s’enfoncèrent, avec moi, dans l’ombre de Notre-Dame qui a entendu tant de Miserere criés par les vivants et par les morts !

Les prières angoissées, les désirs innombrables se sont exhalés ici, loin des yeux indiscrets et des curiosités vulgaires. Et toujours les tristes se sont relevés plus vaillants d’avoir au moins confié leur douloureux secret, eux qui ont tant pleuré en dedans, avec des larmes qui retombaient sur leur cœur.

Je me demande parfois si parmi les suppliants dont les prières sont restées inexaucées, il en est beaucoup qui, dans la suite, ont pu comprendre que le refus avait été un bienfait, et que l’énergique Miséricorde qui scrute les profondeurs des cœurs et des vies sait mieux que nous ce qu’il nous faut.

Il arrive à chacun de nous d’être un jour à un tournant de la vie, où l’on voit à la fois ce qui est passé et ce qui nous attend, et nous pouvons, avec sincérité et reconnaissance, dire avec le poète : « Ô Dieu, Tu m’as sauvé du péril de mes trop nombreux désirs ! » Si j’aime les églises désertes, c’est qu’on y sent plus distinctement flotter le meilleur des âmes humaines : ce qu’il y a de plus vrai, de plus profond, de plus aimant dans les cœurs humains s’est livré ici sans défiance et sans restriction… et ceux qui ont perdu la foi comme ceux qui en vivent, ont pleuré dans les églises silencieuses qui les enveloppaient de leur douceur. C’est bon de venir y déposer nos agitations, et de nous donner le temps d’y regarder la couleur de nos âmes. Quand elles sont grises comme le temps et molles comme la pluie, elles ont grand besoin des leçons de vie et de mort que donne l’église par toutes ses lumières et toutes ses ombres.

Non, chères âmes, ne nous laissons pas décourager par les très petites choses de la vie : elles en sont la trame, et les petites actions comme les grandes ont leur utilité.

Du jour de notre naissance au jour de notre mort, les petites choses s’emparent de nous, remplissent notre vie, ne nous quittent plus. Elles nous mènent et nous tyrannisent, elles interrompent nos bonheurs et importunent nos douleurs ; elles ne nous laissent jamais tranquilles. De temps à autre, des grandes choses passent qui nous élèvent au ciel ou nous précipitent dans les abîmes de désolation. Mais après avoir percé nos vies ternes, comme de grands éclairs fulgurants, elles s’évanouissent, nous laissant en proie aux petites choses dont nous vivons et qui continuent à nous tourmenter. Et c’est parce que nous sommes les pauvres misérables chassés du paradis et regagnant péniblement les bonheurs perdus. Quand cette vérité s’est enfoncée dans nos âmes, nous devenons patients.

Et voilà ce que l’église murmure, dans l’obscurité, aux âmes dolentes, pendant que la pluie glisse sur les vitraux dont aucune lumière n’anime les saints personnages qui ont reconquis le paradis.