Lettres de Fadette/Quatrième série/22
XXII
Le grand accordeur
Dans l’église où je suis entrée, hier, on
accordait l’orgue, et avant d’arriver à la
note limpide qui n’hésite ni ne tremble,
l’instrument gémissait et criait comme un
être torturé. Et j’ai pensé que nos âmes
ressemblent étrangement aux orgues, et
que la vie est chargée de nous accorder et
de nous harmoniser. Pour nous amener au
point exact où - toute notre âme donne la
note juste, un long travail se fait, et une à
une, chaque corde de notre cœur est travaillée
et tendue, pendant que nous vacillons
et faussons, jusqu’au jour, où grâce à l’action
de la vie et à notre bonne volonté qui accepte
de se mettre dans la volonté du grand accordeur,
rien ne détonne et l’harmonie est
atteinte.
Car pour les âmes comme pour les orgues, la perfection ne s’obtient qu’à travers les imperfections. Notre volonté et notre caractère ne progressent qu’en luttant constamment contre le mal et le désaccord qui existent en nous et hors de nous.
Si nous comprenions mieux ce travail de la Vie, nous accepterions plus doucement d’être montés par elle au diapason voulu, et prêtant le concours de notre volonté à la persévérance de l’accordeur, nous deviendrions plus rapidement des instruments supérieurs qui oublient dans l’harmonie sereine toute la souffrance qui l’a précédée.
Dans les réflexions qui suivirent ce rapprochement, je voyais le rôle tout puissant de la volonté dans notre coopération au grand travail de la Vie en nous. La volonté, nous ne pouvons rien sans elle, et combien de faibles croient la posséder ! C’est qu’ils la confondent avec l’impulsion ou la passion, élans aveugles que leur véhémence même fait passagers et nuisibles.
Pour savoir vouloir il faut certainement savoir réfléchir et raisonner, mais suffit-il d’être intelligent et d’avoir du jugement pour avoir de la volonté ?
À ce compte, quand nous connaîtrions la vérité, nous serions assurés d’y conformer notre vie et, ce n’est pas, hélas ! ce qui arrive. Nous pouvons raisonner admirablement et agir très mal. Nous le constatons en nous avec tristesse, et chez les autres avec une satisfaction amère qui nous console de la contradiction évidente entre nos beaux discours et notre vie médiocre.
Que d’êtres intelligents ont la nostalgie du bien et du beau et voient s’écouler leur vie vide, stérile, triste de toute leur impuissance à réaliser leurs aspirations, et cette impuissance vient de la faiblesse de leur volonté.
Elle est rare la volonté éclairée et forte qui se possède elle-même. Si le caprice et la légèreté la détruisent chez les femmes, n’est-ce pas la lâcheté qui empêche les hommes de la laisser régner en eux ?
Ils prétendent à plus de connaissance et de jugement que nous ? Cela leur sert-il à avoir plus de volonté éclairée et forte ? Savent-ils plus énergiquement dire non à ce qui est défendu, oui à ce qui est commandé ? Comprenant mieux la vérité, y conforment-ils davantage leur vie ?
Pas plus que les femmes ils ne savent vouloir, et même, plus que les femmes, ils ne veulent pas vouloir ! La plupart se laissent aller au gré de leurs passions sans lutter contre les courants mauvais. Et voilà pourquoi dans le monde, il y a tant de vies médiocres et manquées. Ce sont les faibles qui laissent commettre les injustices criantes sans s’émouvoir et sans protester ; ce sont les faibles, qui sans être méchants, agissent cruellement, et déçoivent tant ceux qui ont le droit de compter sur eux. Ils laissent faire les autres, ils se laissent faire, et les ruines s’accumulent autour d’eux. Dans leurs moments de repentir, ils ne peuvent que murmurer : « c’est plus fort que moi ! je n’ai pas pu faire autrement ! »
S’ils étaient sincères ils avoueraient qu’ils ne l’ont pas voulu.