Lettres de Fadette/Quatrième série/21

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 57-61).

XXI

Une antiféministe


Ne semble-t-il pas que l’agitation de tant de féministes eût dû faire naître beaucoup d’antiféministes ? Il n’en est rien, cependant, et celles-ci sont plutôt rares. En y réfléchissant, je m’avise d’une raison qui donnera à penser à ceux qui prétendent que les femmes ne sont pas logiques. Cette fameuse raison, c’est que les femmes opposées à la vie si mouvementée des féministe reculent devant la lutte dans laquelle les autres se jettent avec tant de hardiesse. Retirées dans leur vie de famille, elles laissent hurler les loups, et ayant fermé portes et fenêtres, elles jouissent en sécurité d’être personnellement hors d’atteinte.

C’est peut-être parce que si peu de femmes combattent publiquement le féminisme, que le livre de Laura Marlholm m’a tant frappée. Elle est une antiféministe qui combat ses adversaires avec leurs armes, la parole et la plume.

Elle est suédoise avec des origines allemandes et son ouvrage : Le livre des femmes fut traduit dans toutes les langues et fit en Europe beaucoup de tapage, ce qui veut dire qu’autour de lui les femmes firent un grand tapage.

Dans sa croisade antiféministe, l’auteur s’en prend aux deux livres également fameux qui ont servi de bases aux revendications féministes : Le servage des femmes, de Stuart Mill, et La femme et le socialisme, de Bebel. Elle dit qu’en se modelant sur les écrits de ces deux écrivains, les femmes se sont transformées en non-femmes. « Car les deux grands écrivains n’avaient oublié qu’une chose dans leurs courageux ouvrages, et par malheur cette chose est la principale, c’est la femme elle-même. Chers guides et maîtres, vos livres sont d’excellents, instructifs et progressifs ouvrages ; il est seulement dommage que vous ne sachiez rien de nous. Il y a de tout dans vos écrits ; il n’y manque que l’étincelle qui révèle l’homme à la femme, et la femme à l’homme. » — Et plus loin, à propos de la maternité, de la dépendance des femmes, de la nécessité d’une vie retirée et familiale, elle apostrophe encore les deux fameux féministes : « Ce que vous considérez comme le bonheur pour nous, ce n’est pas notre bonheur, et ce que vous croyez notre malheur ne fait pas notre malheur. »

Dans ces citations, on voit s’esquisser le programme de sa campagne contre les féministes, et ce programme pourrait se résumer ainsi : Les féministes ne connaissent pas la vraie nature de la femme et ils travaillent à sa déchéance et à son malheur. Les femmes soumises d’autrefois trouvaient plus facilement le bonheur que les révoltées d’aujourd’hui. Elles étaient plus influentes et plus utiles parce qu’elles demeuraient femmes avant tout, confinées, mais souveraines, dans le domaine de leurs attributions naturelles. Devoirs conjugaux, devoirs maternels, telles sont les seules fins que madame Marlholm paraît assigner à l’activité des femmes. Elle a des pages saines, fortes, d’une délicatesse exquise sur les bonheurs à créer et les âmes d’enfant à faire épanouir.

En résumant ce beau programme, j’en ai extrait le bon, le vrai et le modéré, mais notre auteur est une polémiste ardente, une critique impitoyable qui a un style mordant et étincelant* elle pousse ses déductions jusqu’au paradoxe, et ses livres soulevèrent de grandes colères chez les féministes qui voyaient cette femme, toute désignée pour combattre à leur côté, tourner sa vaillance contre elles, et passer armes et bagages dans le camp masculin.

Tous d’ailleurs, hommes et femmes, amis et ennemis, ne pouvaient refuser à l’auteur une pensée originale, un style merveilleux, une grâce souple et attendrie qui n’empêchait ni la vigueur, ni même la dureté au moment voulu.

Les critiques les plus bienveillants faisaient leurs réserves, cependant, car les exagérations sont nombreuses, et les contradictions abondent dans ce singulier plaidoyer. Madame Marlholm est une réactionnaire. Or les réactions ont toujours des conséquences utiles et saines, car elles naissent d’un excès, et leur premier soin est de signaler les abus, Mais d’ordinaire aussi, la réaction dépasse le but, exagère à son tour et risque d’arrêter les progrès qui ont été réalisés dans le sens opposé. Notre auteur étant réactionnaire-femme échappe moins que d’autres à ce travers : elle nie tous les bienfaits d’un féminisme modéré, elle affirme « que la femme n’a pas besoin de lire mais de vivre, et qu’elle doit tirer cette vie, non de son intelligence, mais de son admirable sensibilité. » Elle s’efforce en toutes choses de rendre les femmes dociles à la voix de l’instinct qui lui paraît devoir « être le conseiller naturel de son sexe », ce qui est un peu bien païen !

On le voit, elle n’a pas toujours la note juste.

Tout en s’élevant contre la culture intellectuelle des femmes, elle se laisse voir tellement pénétrée de l’esprit de son siècle, qu’on ne peut s’empêcher de sourire de la contradiction qui s’impose entre cette intellectuelle et ses théories simplistes. Mais sa psychologie est remarquable, et jamais la femme et les femmes n’ont été analysées avec une telle pénétration. Rien n’échappe à sa finesse et à sa perspicacité. Elle le dit elle-même et c’est vrai : « Je les ai toutes vues, interrogées et lues, comme nul homme ne les voit, ne les interroge et ne les lit. J’ai reçu de ces confidences qu’on n’échange que de femmes à femmes et dont la portée s’étend encore sous ce regard maçonnique avec lequel nous nous considérons les unes les autres et déchiffrons cette écriture secrète, intelligible aux savantes comme aux ignorantes, dans laquelle les plus bêtes comme les plus fines expriment leurs impressions intimes, tandis que devant ces signes mystérieux, les hommes les plus intelligents demeurent ahuris avec le même visage stupéfait. Je les connais toutes, avec les détails de leur histoire, ceux qu’elles m’ont racontés, ceux qu’elles ne m’ont pas confiés et ceux qu’elles m’ont présentés sous un jour faux : car je suis femme comme elles, et fille de la même époque. »

Elle a raison, son observation tient du prodige et son livre est l’un des plus captivants que je connaisse. Il donne le désir de lire ceux qui le suivirent et que malheureusement je n’ai pu me procurer.