Lettres de Fadette/Quatrième série/02

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 5-8).

II

La criée pour les âmes


Je causais un jour avec un voyageur français qui se plaignait de n’avoir pas vu au Canada assez de « couleur locale ». C’est évident qu’on n’en rencontre pas beaucoup sur la rue Sainte-Catherine, mais on peut en entendre et je lui dis aussi un mot des choses et des usages curieux bien propres au pays. Il n’avait pas vu d’aurore boréale, ni entendu mugir de wowarons, — il croyait même que les mugissements de ces grenouilles était une fable ! Je lui parlai des « épluchettes de blé d’Inde », de « La passée de Monseigneur », « Des Sucres », de la « Criée pour les âmes », et il avoua un vif désir de connaître la vie des campagnes canadiennes. C’était quelques semaines avant la guerre : il partit dès le premier appel : il se bat maintenant en brave, en vrai français.

Hier, au sortir de la grand’messe, je pensai à lui en voyant la foule endimanchée se diriger vers le « husting » de la place de l’église, et le crieur de la paroisse, un type de Canadien, sans gêne, bavard et spirituel, monta sur la plate-forme au milieu des plaisanteries et des interpellations familières. Et la « Criée pour les âmes » commença. Mon ami eût été réjoui par cette scène très « couleur locale » !

Didas, c’est ainsi que l’appelaient ses amis, faisait l’article avec une verve endiablée qui plaisait évidemment à l’auditoire. Il offrit à l’enchère successivement des volailles et des lapins, des cochons et des pommes fameuses, des choux et des sacs de patates, puis des lés de catalogne, de la laine, des tricots. La vente allait bon train, et les produits de la ferme, donnés généreusement par les uns, étaient rachetés généreusement par les autres, et je pense qu’une jolie somme fut versée au curé qui dira beaucoup de messes pour les morts pendant le mois de novembre.

C’était d’un comique irrésistible ce « pour les âmes », accolé aux offres du bonhomme.

« Messieurs et dames, v’la une volaille dépareillée ! C’est gras, pleumé, ben vidé itou ! Une poule pour les âmes ! Une bonne offre pour la poule ! » Et il l’agitait en recommençant à décrire d’autres beautés de la bête. Et le « petit goret rose et tout en soie », et les pommes fameuses « chacune de la make de la celle qui tenta si fort notre grand’mère Ève ! »

Au sourire qu’amène le souvenir de la scène pittoresque se mêle une émotion attendrie. Elle est si belle la pensée qui a créé cet usage répandu dans le pays. Simple, naïve et généreuse, cette pensée associe ceux qui sont partis à la vie de ceux qui sont restés. Longtemps ils travaillèrent et peinèrent ensemble, il est juste qu’une part soit faite aux morts de la richesse que chaque fin d’année apporte aux vivants.

Ils préparent leurs dons à l’avance et ils offrent ce qu’ils ont de mieux ; tous les voisins rivalisent de générosité, et c’est d’autant plus admirable que nous savons que les campagnards ne sont pas « donnants » comme ils disent.

Cette coutume nous est-elle venue de la Normandie riche et fertile, dont l’automne, comme ici, remplit les greniers et les bourses ? Ou bien de la Bretagne pieuse où l’on a un culte si fervent pour les morts ? Est-ce un usage essentiellement canadien, et nos anciens l’établirent-ils au temps où chaque disparu était un lutteur de moins contre la forêt mauvaise et les sauvages féroces ?

Ce soir, je l’ignore, mais je chercherai, et un jour, Fadette, fière de sa science toute neuve, vous dira l’origine de cette curieuse « Criée pour les âmes ».