Lettres de Fadette/Quatrième série/01

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 3-5).

I

À travers les vergers


Le ciel d’un bleu très pâle se fondait à l’horizon en une longue barre grise, les feuilles roses et les feuilles d’or pleuvaient autour de nous, la rivière colorée de nuances de pastel courait avec un petit murmure bavard, et l’auto filait et nous emportait, doucement engourdis par le mouvement, l’air frais et le bon parfum des sous-bois humides.

Je ne sais à quoi pensaient les autres, moi je me laissais vivre dans une quiétude reposante et rare : je regardais et j’admirais, sans dire les mots qui troublent et ennuient le silence.

La route longeait le Richelieu, nous passâmes le long des vergers, et les pommiers brillaient au soleil. Des hommes et des femmes cueillaient les beaux fruits, mais, parce que nous allions vite et qu’ils étaient loin, nous ne les entendions pas parler et ils étaient les personnages du ravissant tableau !

Puis il fallut traverser un village où l’on remuait tout de même un peu : la cloche de l’église sonnait un baptême, les gens sur leur porte nous saluaient, des gamins de l’école se poursuivaient en se bousculant, des chiens aboyaient, des poules voulaient absolument se faire écraser sous les roues de l’auto et tout cela rompit le charme !

Mais les instants de paix merveilleuse s’imprimèrent en moi, souvenir charmant que je retrouverai quand je serai bien lasse de m’agiter.

Nous serions vraiment très malheureux s’il fallait toujours parler et répondre. Et vous trouvez peut-être, comme moi, que l’une des meilleures joies de la vie c’est d’être seul quelquefois, et de sentir alors que nous sommes libres. Ce n’est évidemment pas l’avis de ceux qu’un courant entraîne sans cesse à la suite des autres, et qui sont si en peine quand rien d’extérieur ne vient les distraire comme ils disent !

Tout étant pour le mieux dans le meilleur des mondes, ces personnes si sociables sont utiles, et c’est grâce à elles que tant d’initiatives charitables de forme mondaine, ont un si grand succès. Thés, ventes de charité, parties de cartes, soupers, cercles divers sont organisés au prix de grandes fatigues quelquefois, mais le travail préliminaire fait par les personnes charitables marche ensuite sur des roulettes avec le concours et l’assistance de toutes celles qui adorent être ailleurs que chez elles et qui ont un besoin insatiable de s’amuser.

Et de cette façon l’argent tombe dans les caisses de secours comme les feuilles d’automne sur les routes blanches, et beaucoup d’aide ira aux blessés de là-bas, aux pauvres d’ici, à tous les malheureux pour qui l’on s’amuse avec tant d’entrain.

Nous sommes trop portés à critiquer ceux dont les goûts et les habitudes diffèrent des nôtres. Chacun pourtant, avec son esprit, sa nature, son éducation, remplit son petit rôle, et il le remplit bien parce qu’il est lui.

Les uns sont faits pour prêcher, d’autres pour s’amuser ; les uns donnent sans cesse, et les autres reçoivent toujours ; il y a les sages et il y a les fous : les critiques sont utiles et ceux qui sont critiqués le sont également.

C’est une erreur de vouloir tout le monde dans un même moule. Une chose importe davantage, c’est de nous aimer et d’essayer de nous entendre, tout différents que nous soyons les uns des autres.