Lettres de Fadette/Première série/51

Imprimerie Populaire, Limitée (Première sériep. 120-122).

L

Les voix dans la nuit


Si vous n’avez jamais habité dans une sapinière quand il fait de la tempête, vous ne pouvez avoir une idée de l’étrange concert que nous entendions dans la petite maison bâtie sur la lisière du bois, le soir dont j’ai si bien gardé le souvenir.

Réunis devant le feu, nous nous taisions, saisis, incapables de soutenir une conversation interrompue si souvent par les voix furieuses des sapins tordus par le vent. Pendant que les plus hautes branches balayaient le toit, les branches inférieures, comme de grands bras menaçants, heurtaient les vitres, et de partout, d’en haut, d’en bas, de très loin comme de tout près, leurs voix s’élevaient, gémissaient, hurlaient et le sang se glaçait dans mes veines.

J’ai entendu des sapins pleurer comme des petits enfants perdus, crier comme des femmes torturées, sangloter et gémir comme de pauvres âmes humaines désemparées, et je crois que rien n’est plus impressionnant que ces voix dans la nuit, innombrables, variées à l’infini : on les croirait de l’autre monde et on a peur quand elles s’unissent en ce chœur affolé.

Et elle est bien mystérieuse et invincible la peur que nous avons de tout ce qui viendrait de l’autre monde… elle est lâche puisque nous aurions peur même de ceux que nous aimons s’il leur était donné de nous apparaître. C’est une des tristesses de la mort, de penser que lorsque nous serons disparus à notre tour, personne ne désirera plus nous voir, et que la pensée que notre ombre pourrait les approcher, ferait frémir de terreur ceux que nous aimons si tendrement !

Dans nos âmes, quand la tempête gronde, il y a aussi des voix, les voix de notre passé qui est notre autre monde peuplé d’ombres dont quelques-unes nous appellent et nous troublent, d’autres nous font trembler, toutes nous font pleurer quand leurs voix s’élèvent et que de l’abîme de nos âmes les souvenirs surgissent pour nous torturer.

Le passé, n’est-ce pas, c’est l’irréparable, « l’irretrouvable », et lorsque les joies perdues, les bonheurs brisés, les remords qui ne veulent pas se taire, les regrets désespérés des séparations définitives se mettent à crier, l’âme est bientôt affolée par la clameur grandissante et elle souffre, elle agonise. Elle se sent lâche et elle a si peur parce qu’elle se sent une très petite chose menacée et écrasée par tant de forces terribles. Quand sa solitude lui paraît trop cruelle, que son angoisse a brisé son orgueil et a atteint le fond de son être, c’est l’heure de Dieu. L’heure de Dieu, c’est pour l’âme humaine celle où elle sent et sait enfin que Dieu seul peut la sortir de l’horreur de ces ténèbres hurlantes, que Lui seul est le secours et l’appui qui ne se dérobe jamais.

L’heure de Dieu ne vient pas dans la joie et la sérénité des bonheurs épanouis. Nous nous passons si bien de Dieu quand notre vie est douce que nous oublions même de l’en remercier. Heureusement que Lui n’oublie pas de venir quand nous l’appelons dans la détresse des heures terribles.