Lettres de Fadette/Première série/42
XLI
Les cœurs mous
La bonne femme me racontait les malheurs de sa nièce : « une si brave créature, qu’a du cœur à l’ouvrage, mais quoi voulez-vous ! Son homme block sû toute… J’vais vous dire, ajoute-t-elle, confidentiellement, c’est un cœur mou ».
Est-ce trouvé cette expression ! avoir un cœur mou, c’est subir et non accepter sa propre vie ; c’est manquer d’initiative, de résistance et de courage. Un homme à cœur mou est un lâche. Un femme à cœur mou est une nullité.
Et savez-vous comment on les fait, les cœurs mous ? En gâtant les enfants : en ne leur laissant voir que les douceurs de l’existence, en les déchargeant de toute responsabilité, en leur épargnant tout effort personnel, en essayant de leur éviter les moindres contrariétés.
On réussit aussi, par la même occasion, à en faire des imbéciles !
Il est donc bon de dire aux jeunes mères qu’elles ont d’autres devoirs à remplir que celui de pomponner leur bébé et de dévaliser leurs maris, en achetant tous les jouets extravagants qui tentent l’enfant.
Ô petite madame, achetez-lui plutôt avec vos peines, votre sollicitude, votre intelligence et votre fermeté, un cœur d’honnête homme, un cœur de vraie femme ! Cela vous coûtera très cher, mais voyez-vous, ce n’est que dans ces cœurs-là que se trouve l’héroïsme nécessaire pour vivre une vie digne de ce nom.
Oui, j’ai bien dit, l’héroïsme. Oh ! il n’est pas à panache et à fanfare, il n’attire pas plus l’attention qu’il ne commande l’admiration. C’est une héroïsme obscur, continu, qui se manifeste dans les très petites choses qui font la trame de la vie, mais c’est lui qui empêche un homme de se décourager de sa tâche et une femme de se dégoûter de la sienne.
Sans lui on manque sa vie et on gâche celles de ceux qui ont compté sur nous. Foin des cœurs mous !
Ils ne connaîtront pas la joie des âmes qui ont lutté contre les difficultés et qui en ont triomphé. Ces vaillants sont souvent blessés, jamais brisés, parce qu’ils ont une foi inébranlable dans la bonté de la vie : ils l’aiment toute avec ses devoirs, ses luttes, ses souffrances parce qu’ils savent voir aussi ses bénédictions et ses douceurs. Ne sont-ils pas les plus sages ? Car on ne peut ni choisir, ni éviter : soyons donc prêts à accepter tout avec courage. Il n’y a que les cœurs mous qui subissent la vie sans dignité, en se laissant écraser par elle.