Lettres de Fadette/Première série/41

Imprimerie Populaire, Limitée (Première sériep. 96-98).

XL

La Sonate


Oh ! la hantise de certaines phrases musicales qui vous accompagnent à travers la vie et qui ont si bien pris l’accent et la couleur de tant d’heures différentes de votre existence qu’elles sont comme un morceau sonore de votre âme !

Telle une sonate de Beethoven, que mes plus lointains souvenirs entendent sortant un peu assourdie, à travers la porte de la salle de musique, et dont le thème répété et recommencé sans cesse se mêlait à la récitation des leçons, aux coups secs du signal de bois, au tintement agaçant d’une clochette fêlée, au bruit continu et ennuyeux de la classe qui se traîne entre quatre murs blancs, quand, au dehors, par la fenêtre ouverte, la lumière gaie et le chuchotement du printemps vous appellent ! La mélodie douce que je distinguais, se déroulant dans la cascade montante et descendante des notes légères, finissait toujours par faire surgir une petite angoisse vague qui grandissait, grandissait et du cœur gagnait les yeux qui se remplissaient de belles larmes qu’il fallait refouler !

Un jour, je pus moi-même la jouer cette sonate que j’aimais, mais dont j’avais un souvenir triste. Ô miracle ! Le thème était un chant grave et serein, et les petites cascades, autant de sourires et de caresses qui s’enroulaient autour de la joie qu’il dégageait… et dans mon cœur heureux qui se croyait au-dessus et au-delà des tristesses communes aux mortels ordinaires, la belle sonate ajoutait quelque chose de très pur, de très noble, comme de grandes ailes à mon âme qui voulait s’élancer !

Et quand la vie dure eut commencé son œuvre inexplicable et incompréhensible aux pauvres humains qu’elle meurtrit si impitoyablement, je retrouvai la sonate dans une église où par les voix éperdues de l’orgue, elle montait en détresse et en soupirs vers le Dieu puissant qui semble parfois dans sa gloire oublier la pauvre misère humaine. Je la reconnaissais et ce n’était plus elle ! Et les souvenirs qu’elle évoquait doublaient l’angoisse de l’heure cruelle où je me sentais sombrer.

Et ainsi la divine mélodie va à travers le temps et le monde ; créée par le génie d’un être humain qui a fait passer en elle tous les mouvements d’un cœur vibrant que rien ne laisse indifférent, nous croyons qu’elle est triste, sereine ou douloureuse parce qu’elle prend la nuance de nos âmes vivantes, mais elle est toujours la même dans son essence qui est la Beauté, et cette Beauté se dégage dès qu’elle entre en contact avec nos âmes si diverses et cependant si profondément semblables qu’elles sont bien l’âme humaine s’élançant vers tout ce qui semble l’exprimer le plus parfaitement, elle qui est si tragiquement silencieuse quand elle est torturée, et si doucement muette quand elle est heureuse !