Lettres de Fadette/Première série/35

Imprimerie Populaire, Limitée (Première sériep. 81-83).

XXXIV

Le rêve bienfaisant


On m’écrit souvent que je suis une Fadette bien sage et bien sérieuse, mais on ne sait peut-être pas que je suis une Fadette qui adore la solitude. Et, qui a vu, dites-moi, une femme solitaire qui ne soit pas un peu une rêveuse à ses heures ?

Je rêvais donc tout à l’heure à tous les rêves qui s’essaiment par le monde quand le soir descend et que l’âme veut s’échapper du laid. Je les voyais, ces rêves, monter des villages blancs semés le long du fleuve, et des grandes villes où les maisons s’entassent. Ils s’envolent des cœurs jeunes qui espèrent tout, et des cœurs vieux qui ressuscitent les joies perdues, et quoique différents, ils se ressemblent par un point ; ce sont des rêves de bonheur, des aspirations vers ce qui n’est pas et pourrait être, et l’humanité toute entière me paraît tendue vers le Bonheur comme un immense parterre de fleurs vers le soleil.

Le Bonheur, cette réalité vivante, insaisissable pour quelques-uns, éphémère pour tous, pour laquelle nous vivons, que nous ne cessons de chercher et d’attendre, quel problème pour celui qui refuse d’en chercher la solution hors de cette vie ! D’ailleurs, la vie elle-même n’est-elle pas une énigme incompréhensible et désespérante pour qui ne veut pas se résoudre à projeter sur ses ombres la lumière qui vient de par delà la mort…

Mais… mais, revenons au rêve et laissons aux hommes la philosophie.

Une de mes petites idées c’est que Dieu nous a donné le rêve pour éclairer momentanément les vies grises, et soulever les âmes que les réalités écrasent. Au milieu de nos embarras et de nos misères, le rêve est un coup d’aile dans l’infini où rien n’est impossible.

Quand dans le silence que trouble à peine le vent léger, nous allons lentement, frôlant les longues herbes, aspirant les senteurs fraîches, appelant tout bas les bonheurs chimériques, souriant de nos rêves tout en y croyant un peu, notre âme se repose et se rafraîchit : elle oublie ce qui est en créant ce qui pourrait être ! Elle revient de ces promenades fantastiques plus douce et moins pesante ; tout lui est encouragement et signe d’espoir.

Mes chères petites amies, ne vivez pas dans le rêve ; vos réveils seraient trop cruels, mais n’ayez aucun scrupule de mettre un peu de rêve dans votre vie et n’écoutez pas trop les moralistes sévères qui vous prescrivent de ne jamais oublier ce qui est.

C’est très bon parfois !

Vous avez déjà fait un voyage, laissant en arrière mille difficultés, des misères chroniques qu’il vous semble détester.

Les jours passent… et il en vient un où nous prend la nostalgie de la maison où vous attendent la même vie, les mêmes ennuis. Vous y revenez satisfaite, heureuse de retrouver tout ce que vous aviez fui avec tant d’entrain.

Quand nous rêvons, c’est notre âme qui va chercher un peu de délassement et de repos. Elle plonge dans le bleu, elle court après les chimères, et elle revient avec assez d’azur et de poussière d’or à répandre sur les réalités qui l’attendent qu’elle les fait acceptables. Mais prenez garde ! S’il faut du rêve, « pas trop n’en faut ! » Si vous alliez devenir des petites folles et crier ensuite bien fort : C’est d’après les conseils de Fadette !