Lettres de Fadette/Première série/36

Imprimerie Populaire, Limitée (Première sériep. 83-85).

XXXV

Sur l’eau


Nous étions partis, en canot, à la clarté mourante du jour, et après avoir traversé une zone de vagues roses où les derniers rayons du soleil couchant jetaient des éblouissements, le ciel et l’eau étaient devenus sombres, et avant que les étoiles se fussent allumées au ciel, un fin brouillard s’avançant de terre, nous avait rejoints et insensiblement enveloppés, s’épaississant peu à peu en voile impalpable et impénétrable.

Très gais au départ, cette atmosphère étrange avait fini par nous impressionner ; nous glissions comme des ombres, sur l’eau devenue silencieuse et tellement confondue, avec le brouillard, que nous ne pouvions voir où elle finissait.

Nous nous sentions seuls, séparés de tout par cette brume et c’était angoissant… comme toutes les solitudes absolues.

Il arrive aussi à notre âme d’être enveloppée de brouillards si épais qu’elle ne les perce, ni en haut, vers le ciel, ni en bas, vers la terre. C’est la solitude morale, la plus triste qui soit !

On ne saurait vivre un peu profondément sans avoir connu ces brumes où l’âme dérive sans presque s’en douter.

Elle est partie insouciante, en quête d’une joie légère, ou d’un bonheur qui l’appelle. Il lui semblait savoir où elle allait, le but était là, tout près. Mais peu à peu le brouillard est monté, s’est étendu, l’a séparée de tout ce qui lui était familier, lui cachant le ciel d’où vient la lumière, et la rive où elle pourrait aborder. La brume s’épaissit et l’angoisse grandit ; elle a beau scruter l’horizon… elle est seule et ce qu’elle croyait connaître a changé de formes… l’inconnu immense où elle s’épouvante est d’autant plus dangereux qu’il est si vague.

L’angoisse qui la saisit est cependant une bénédiction, car combien d’âmes, perdues dans la brume, s’abandonnent lasses et découragées et ne luttent plus pour sortir du danger.

Hier soir, la puissante lumière d’un phare a pénétré le brouillard et a fini par nous orienter, mais nous n’avons respiré à l’aise qu’en mettant pied à terre et en nous heurtant à de vraies pierres.

Dieu merci, dans la vie comme sur la mer, il y a des phares d’où la lumière peut atteindre les pauvres âmes qui s’égarent dans la brume. Mais pour la voir et en recevoir du secours, il ne faut pas fermer les yeux, s’étendre inerte et renoncer à chercher.

Savez-vous que j’ai des remords, ce soir, de vous avoir recommandé, jeudi dernier, de mettre du rêve dans votre vie ? Le rêve est si souvent créateur de brouillards qui nous cachent la Beauté et la Laideur, et les conséquences de nos actes…

Ah ! mes amis, rien n’est si difficile que de donner des conseils ! C’est bon pour les philosophes et les vrais sages qui sont « déjà entrés dans la victoire de l’âme ». Ceux-là sont des lumières qui savent guider et conseiller.

Mais au-dessus des sages et des saints de la terre, il y a, heureusement, Dieu, qui ne nous perd jamais de vue et qui nous protège même quand nous ne le voyons pas nous-mêmes.

Y a-t-il au monde une vraie mère qui doute de ce miracle de sollicitude ?