Lettres de Fadette/Première série/26

Imprimerie Populaire, Limitée (Première sériep. 58-61).

XXV

Mois de Marie


Je serais très malheureuse si je ne revenais pas dans mon village pour le « Mois de Marie », et ceux qui n’en ont jamais « fait » un à la campagne ont perdu une impression exquise.

D’année en année, c’est le même charme que l’on retrouve et comme un chapelet qui continue celui de l’année précédente… et le temps s’écoule, amenant si peu de changement que vous vous sentez toujours un esprit et une âme de Mois de Marie quand, après l’Angelus, la cloche carillonne pour l’office du soir.

J’aime à me rendre d’avance sur la petite place de l’église qui domine le fleuve ; dans le crépuscule rose le clocher pointu regarde si les étoiles ne commenceront pas bientôt leur ronde autour de sa flèche, et de toutes les maisons, des chemins verdissants, des vieux jardins clôturés, sortent lentement les fidèles qui causent bruyamment avec les « rencontres » ; les jeunes filles se groupent sur le perron, où les hommes, plus loin, « tirent une dernière touche » en attendant le curé… et on entend la maîtresse d’école, déjà installée à l’orgue, qui essaie ses accompagnements.

Et quand le curé arrive un peu essoufflé, car il est presque en retard, il frappe dans ses mains comme on fait à l’école : — Allons, mes amis, entrons, entrons, je commence le chapelet.

C’est un envolement de jupes claires dans l’escalier du jubé ; posément les fumeurs secouent la cendre de leur pipe et la mettent dans leur poche, tout en se rendant à leur place, à temps pour répondre au Credo.

C’est simple, c’est recueilli, c’est frais comme le parfum de la verdure qui décore l’autel en attendant que la chaleur le fleurisse.

Après le chapelet, un cantique et un petit sermon de quinze minutes. C’est un des talents de notre curé : il parle peu et bien, évitant les inutiles délayages, et tout son sujet tient dans ces quelques minutes bien employées. Il serait à citer comme modèle à de grands prêcheurs qui abusent un peu de la patience de leurs auditeurs. D’ailleurs, c’est un saint, notre curé ! Dieu et les âmes ! Il n’a pas d’autre souci, et on le sent si bien dans ses paroles et ses actes qu’on a le désir de lui ressembler ! Et ça, voyez-vous, c’est la meilleure prédication du monde ! C’est le curé qui vient souvent lui-même en surplis allumer les cierges : leur douce lueur d’étoile rend encore plus sombre la nef où la prière de tous rend l’air comme vibrant de ferveur : nulle part ailleurs je n’ai ressenti une telle impression de recueillement pieux. Et je ne vous ai encore rien dit des jolies voix pures qui chantent de très vieux cantiques et du plain-chant dont le latin est très purement prononcé. C’est que le curé y a vu : il est venu lui-même enseigner aux chanteuses à se tirer de ces subtiles difficultés avec un résultat qui vous étonnerait, critiques de la ville !

Puis, quand un à un les cierges s’éteignent, l’église se vide très doucement et on parle encore bas sur le perron de l’église, car les portes sont ouvertes et les cierges fument encore…

Et tous les soirs c’est la même chose, et tous les ans aussi, et les mères qui ont chanté les vieux cantiques entendent leurs filles les chanter à leur tour et elles ne peuvent croire qu’avant longtemps elles seront grand’mères… Il leur semble que c’est hier qu’elles attendaient sur le perron leur amoureux qui commence pourtant à avoir des rhumatismes et qui les presse de rentrer, car le serein tombe.

J’ai déjà entendu plaindre les jeunes filles de la campagne par leurs compagnes citadines. Moi, je les envie et je les admire : leur vie entière oscille entre ces deux pôles sacrés du travail et de l’amour, et elle est certainement plus intense et surtout plus féconde que l’existence absurde des jeunes Montréalaises dont les jours fuient au milieu d’une agitation incessante et d’un mouvement perpétuel.