Lettres de Fadette/Première série/27
XXVI
Les lettres
Les jours passent doucement, silencieusement : même sans le vouloir on se recueille ici, et pour se mettre à l’unisson de l’harmonie universelle, on écarte peu à peu les agitations, les inquiétudes, les soucis vrais ou imaginaires qui font sur la vie comme des taches d’huile, plus grandes chaque fois qu’on les revoit.
La conscience s’éclaire et le cœur se dilate : on voudrait être meilleur et on sait mieux aimer dans la paix divine qui vous enveloppe ; et comme on trouve le temps de raconter toutes ces merveilles à ses amis, ils vous écrivent à leur tour, et le grand événement de la journée au village, c’est la distribution des lettres à l’heure de l’angelus du soir.
Vers les grosses mains noires du bonhomme Baril qui tient solidement la liasse précieuse, se tendent avidement les mains fines et roses, les bonnes mains potelées, les vieilles mains ridées : et toutes sont frémissantes et paraissent sentir que le bonheur ou l’angoisse peut leur arriver dans l’enveloppe qu’elles saisissent… et si elles ont attendu en vain, les mains sont tristes, comme les yeux !
À mesure que les noms s’égrènent, l’espoir a diminué, et quand la dernière lettre est donnée, on ne croit pas encore à ce désappointement et on insiste : — « Rien pour moi, M. Baril ? — Bédame ! vous voyez bien !
Comme elles en sèment de la joie et de la tristesse, les lettres ! Et comme, avant de les ouvrir, on devine peu quelquefois ce qu’elles nous réservent !
Il y a les lettres qui donnent de grands bonheurs que l’on voudrait enfermer sous verre pour les conserver intacts. Hélas ! On peut bien conserver les lettres, mais comme les bonheurs s’envolent vite ! C’est qu’après une lettre, on en veut une autre, et si elle tarde, on l’attend, d’abord doucement, puis avec inquiétude, puis avec fièvre, et toute la joie des lettres passées se dissout dans l’attente anxieuse qui vous creuse des trous dans le cœur.
Puisque la lettre qui doit vous apporter du bonheur peut finir par créer de l’inquiétude, que dire de celle qui vous fait vibrer à la souffrance de ceux qui vous appellent, que vous sentez seuls, tristes et découragés ?
Et l’autre, celle qui est si banale, qu’en la lisant il vous semble qu’une fée mauvaise a touché votre vie pour la tenir toute. Rien ne brille plus en vous ni autour de vous. Vous attendiez le rayonnement et la chaleur, et c’est de l’ombre froide qui vous transit ; vous attendiez une tendresse, et c’est du papier noirci que vous tenez là et que vous jetez au feu pour lui communiquer la seule chaleur qu’il connaîtra jamais !
Petites lettres grises et blanches, soigneusement fermées, qui gardez si jalousement vos secrets, nous vous aimons et nous vous craignons, et vous ne vous doutez pas que souvent nous vous ouvrons en tremblant bien fort.