Lettres de Fadette/Première série/16

Imprimerie Populaire, Limitée (Première sériep. 34-37).

XV

Notre influence


Il y a dans chacune de nos âmes des légions de petits esprits mauvais ou bienfaisants que nous écoutons à tour de rôle ; ils nous incitent au bien ou nous poussent au mal : nous ne les connaissons pas toujours : nous nous arrêtons si peu pour penser ! Mais ils font leur oeuvre bonne ou mauvaise et ils nous mènent.

Voilà aussi comment je vois le rôle des femmes dans le monde : elles sont légion pour le bien, légion aussi pour le mal, et le monde est mené par elles, et il dépend de l’influence prédominante des unes ou des autres, que la société soit saine ou mauvaise.

Celles qui exercent une influence néfaste ne le savent pas toujours. Les jeunes filles, par exemple, ignorent souvent qu’elles provoquent l’oubli du bien, qu’elles sont conseillères dangereuses, non parce qu’elles agissent mal, mais parce qu’elles n’ont aucun souci du bien, qu’elles vivent comme des petites marionnettes ; elles ressemblent aux idoles antiques : « elles ont des yeux et elles ne voient pas, des oreilles, et elles n’entendent pas », et à côté d’elles, pendant qu’elles s’amusent, un frère, un cousin, un ami sont en train de se perdre, de devenir ivrognes, ou joueurs, qui ne le deviendraient pas, si, trouvant son esprit et son âme, la jeune fille s’en servait pour aider ces grands enfants, plus fous que méchants, et si faciles à influencer, qu’elle les retiendrait de sa petite main, si elle pensait à la leur tendre.

Vous parlerai-je des méchantes dont les insinuations furtives, les sourires équivoques, les coquetteries mauvaises provoquent toutes les folies et appellent toutes les extravagances ? Non, celles-là veulent être des tentatrices, et mes pauvres petites réflexions les impressionneraient peu.

J’aime mieux ouvrir les yeux de celles qui ne réfléchissent pas aux conséquences de leurs actes, et qui, se croyant vertueuses et honnêtes, contribuent à la perte des jeunes gens. Et parmi celles-là, il y a les femmes du monde qui, dans leurs bals et leurs réceptions, ont la condescendance coupable de préparer un buffet, où les hommes boivent de l’alcool et où les très jeunes gens, imitant leurs aînés, apprennent à boire par vanité, pour faire comme les plus aguerris.

L’habitude est faite d’actes répétés et de toutes les occasions de céder, et si un jeune homme sort beaucoup, il aura contracté l’habitude de boire autant dans vos salons que dans les bars, mesdames ! Vous n’y avez peut-être jamais songé ? Ne commettez pas cette mauvaise action de tenter ces pauvres enfants : — ils ne sont que cela, en somme, — et n’oubliez pas la terrible responsabilité que vous assumez.

C’est en étant assez réfléchies pour toujours peser la conséquence de leurs actes, c’est en ayant assez de conscience pour protéger la conscience des autres, c’est en ayant l’indépendance de réagir contre les usages dangereux, que les femmes sont dans leur véritable rôle de gardiennes, et c’est un rôle très noble qui est négligé surtout par légèreté et insouciance.

Ce sont pourtant les femmes qui auront d’abord à souffrir des conséquences mauvaises de leur négligence de ce côté.

Ces jeunes gens que je vous supplie de « garder », d’aider à être des « hommes », ce sont les hommes de demain, vos maris, mesdemoiselles, les maris de vos filles, mesdames, les pères de la génération future, l’avenir de notre pays qu’ils feront à leur mesure ! Cela ne vaut-il pas la peine de s’y arrêter sérieusement ?