Lettres de Fadette/Première série/15

Imprimerie Populaire, Limitée (Première sériep. 32-34).

XIV

Amis


Une belle « bordée » de neige a enfin rendu possible la promenade projetée. Dans l’air sec et léger les clochettes de l’attelage brillent et s’agitent en faisant une musique que n’entendent pas les passants distraits, mais leur chanson d’argent, monotone et douce, berce le rêve des deux amis enfouis dans les fourrures épaisses sur la route ouatée de neige. Ils s’en vont loin, loin des tramways et des autos, loin du tapage et des gens qui se bousculent ; ils vont à la découverte d’un coin féérique dont l’ami a dit des merveilles à son amie.

Ils montent par des chemins toujours plus blancs, laissant en arrière la fumée et la laideur grises ; ils montent, et le cheval, animé par l’air vif, file comme le vent. La montagne, là-bas, semble fermer l’horizon : recule-t-elle à mesure qu’ils approchent ? Mais non, voici la forêt fleurie de neige étincelante ; chaque branche noire porte son petit fardeau de blancheur, et à perte de vue, les champs se déroulent, d’un blanc immaculé qu’aucun pied humain n’a touché : purs et pointillés de lumière, ils vont très loin rejoindre le ciel bleu. Dans les pins touffus qui bordent la route, de grandes orchidées neigeuses se sont épanouies : leurs formes gracieuses et tourmentées s’accrochent aux aiguilles sombres, comme des choses frêles qui ont peur de tomber.

Ils se sont arrêtés : le calme est presque magique. Aucun bruit ne s’élève parmi tant d’espace, sauf le tintement des clochettes que le petit cheval, en piaffant, secoue avec impatience. L’air frais se pose sur eux comme une caresse, un enchantement mystérieux émane de l’étrangeté du décor, du silence, de la douceur d’affection qui est en eux : ils en sont enveloppés et pénétrés.

Lui, absorbé dans une tristesse dont il ne veut ni se distraire ni parler, elle, comprenant, que ce qu’elle peut donner de meilleur à son ami, en ce moment, c’est sa sympathie muette.

Ils se taisent et leurs silences se comprennent. Ce n’est pas seulement par les expressions voulues de leurs pensées que les êtres humains communiquent…

Plus les âmes sont rapprochées, moins les paroles sont utiles.

Quels mots diraient, sans les exagérer ou les atténuer, les révoltes de cet homme contre le sort mauvais, l’accablement qui le terrasse aux heures noires ou le courage viril qui le pousse à l’action quand il se ressaisit ? Aucune phrase, non plus, n’exprimerait parfaitement la tendresse intelligente et forte de l’amie qui a deviné que le son de la voix humaine éparpille les pensées profondes, et que les pensées profondes naissent dans l’âme humaine qui souffre et lui font une vie nouvelle et supérieure, où elle a horreur du bruit vain des mots puérils. Et parce qu’ils se comprennent, ils se taisent : il faut s’aimer bien parfaitement pour ne pas même chercher à expliquer de tels silences. Quand on en est là, on a trouvé plus et mieux que l’amour : l’amitié merveilleuse, plus délicate et moins exigeante que l’amour dont les silences inquiètent et affolent, l’amitié, prête à donner tout sans rien attendre, l’amitié qui accepte tous les sacrifices sans jamais songer à les compter.

Cette amitié-là est le sentiment le plus pur, le plus fier, le plus délicat, le plus tendre et le plus rare. Le plus rare, parce que c’est le moins égoïste, et nous sommes si égoïstes ! Le plus rare, parce que c’est le lien entre deux âmes, et ici-bas, ce ne sont que les êtres exquis qui savent rechercher l’âme de leurs aimés et la préférer à tout.