Lettres de Fadette/Première série/13
XII
Noël
J’écoutais hier les vieux Noëls chantés par les voix criardes des petits enfants, dans la même vieille église de campagne, où, toute petite, je les ai souvent chantés avec d’autres enfants… et les souvenirs se pressaient, se confondaient, quelques-uns très doux, d’autres enveloppés de crêpes et marqués de larmes ; les plus lointains, vagues comme un rêve qui s’efface. Soudain, la vue d’une religieuse déposant une gerbe de fleurs près de la crèche fit jaillir du passé un tableau si distinct, et si vivant, que je crus me voir avec mon petit frère, nos sacs d’école au bras, bien emmitouflés à cause de la tempête, un peu inquiets parce qu’il n’était pas permis de s’attarder après la classe.
Sur la pointe des pieds, nous arrivons aussi près que possible des deux sœurs et du bedeau occupés à préparer la crèche, où cette nuit même, le petit Jésus viendrait. La botte de paille que la sœur disposait avec art, tirant les brins tout autour, dans un désordre étudié, me serrait le cœur d’une pitié qui mettait en émoi mon petit cœur de six ans.
Je ne comprenais pas bien que le petit Jésus ayant déjà été si mal sur sa paillasse, et étant tout-puissant, n’exigeât pas une installation meilleure, mais ne pouvant le blâmer, parce que je l’aimais trop, j’étais indignée contre les sœurs, le bedeau et le bon vieux curé, qui, ses lunettes sur le nez, allait et venait, surveillant les travaux, les approuvant, et interrompant la lecture de son bréviaire pour dire d’un air satisfait : « C’est bien, très bien ! »
Le temps passait : l’église s’emplissait d’ombre : hypnotisés, serrés l’un contre l’autre, nous observions en silence les préparatifs si simples de ce mystère si troublant. On avait posé deux lampes allumées, l’une sur un bout de colonne, l’autre sur la rampe du balustre sur laquelle nous étions accoudés. À un moment donné, le curé, les religieuses et le vieux bedeau ayant disparu quelques secondes dans la sacristie, un silence profond régna dans l’église : je ne perdais pas de vue la crèche : tout à coup, une souris s’échappa de la paille, sauta à terre avec un petit bruit sec qui nous fit tressaillir et disparut dans les draperies.
Toute mon émotion se résolut dans une terreur et un crève-cœur sans nom. Quoi ? Non seulement, le pauvre Jésus coucherait là tout seul, au froid et au noir dans cette boîte remplie de paille, mais des souris courraient sur son petit corps, le mordraient peut-être, et il ne pourrait se défendre ! C’était trop cruel à la fin ! Et je pleurais tant que je pouvais, et Pierre, sans trop savoir pourquoi, pleurait encore plus fort.
Le curé revenant à ce moment s’informa de la cause de ce désespoir. — « Bon ! bon, console-toi, la petite ! Tu connais Florette, ma grosse chatte d’Espagne ? C’est elle qui va venir garder l’Enfant-Jésus, et les souris n’y toucheront pas, c’est moi qui te le dis ! »
— Dix ans après, il me taquinait encore à ce propos, et il ajoutait toujours : « N’importe, c’était d’un bon petit cœur, tâche de ne le donner qu’à celui qui en sera digne ».
Pauvre bon vieux curé !
Pendant bien des années, je considérai avec un peu de dédain le bœuf et l’âne si inutiles, des « bête de parure » comme je disais, et je devinais un bon chat, invisible derrière la crèche, mais actif et plein de sollicitude, guettant les souris qui auraient pu approcher du cher petit Jésus.