Lettres de Fadette/Deuxième série/42

Imprimerie Populaire, Limitée (Deuxième sériep. 107-110).

XLII

Souvenir


Le soir tombe tôt en septembre, et déjà le riant aspect des montagnes s’est transformé : elles se profilent menaçantes et noires sur le ciel un peu couvert, et dans le fleuve que le vent agite. L’incessant balancement des eaux amène sur les flots une clarté intermittente : cueillie par la houle des vagues, cette clarté gagne, par lentes ondées, les futaies légères du bois, puis elle monte et se mêle à la houle du feuillage, pour s’accrocher enfin aux murs du couvent posé comme un grand oiseau blanc sur l’extrême pointe qui s’avance en dominant la rive.

J’ai l’impression que ce couvent fut bâti pour la mission expresse de recueillir la tranquillité et le silence des environs, et de les transformer en paix sereine et profonde pour l’offrir en don aux âmes craintives qui s’y sont réfugiées. La cloche tinte… et à travers les rideaux baissés, des ombres glissent, observant les distances et toutes semblables.

Je m’imagine les voir entrer dans la chapelle où vacillent les lampes du sanctuaire : des vapeurs d’encens flottent sous la voûte mêlées au parfum des fleurs, et les voix pures et chantantes des Sœurs psalmodient les dernières antiennes et elles terminent dans la prière la journée commencée dans la communion.

Pendant qu’elles prient, un vent froid s’est élevé ; il fouette les vagues, secoue les arbres, tourne en sifflant autour des murs, mais tout est bien clos : ni le vent ni le diable ne pénètrent dans l’asile béni où les vierges reposent dans leurs dortoirs blancs.

Je reviens dans la tourmente, vers ma maison dont les fenêtres éclairées m’apparaissent au haut de la côte et me rassurent contre toutes les traîtrises du noir. J’aperçois encore le petit couvent et un souvenir me frappe et s’impose ; celui de l’imposante et splendide abbaye du Mont Saint-Michel qui m’a laissé une impression très profonde : elle révèle une vie étonnante, et elle pourrait illustrer à elle seule l’histoire du Moyen Age. En parcourant ces cryptes d’aspect saisissant, ces salles immenses, ces galeries du cloître, ces escaliers interminables, ces couloirs sombres, les cachots, les oubliettes, les chemins de ronde, il est facile d’y faire revivre ces moines-soldats, ces abbés-capitaines, qui, de leur citadelle imprenable, défiaient les éléments et les hommes, n’inclinant leur front altier que devant Dieu dans leur église merveilleuse, en dentelle de pierre, si vaste, si élevée, si gracieuse dans sa magnificence et malgré sa nudité désolée d’aujourd’hui !

Et à côté de ces dures figures, voici une vision de beauté féminine ; l’image de Tiphaine de Raguenel, dont les soyeuses robes blanches caressèrent les pierres rudes, s’est levée devant moi pendant que je visitais les chemins de ronde.

Tiphaine de Raguenel était l’épouse de Bertrand du Guesclin, elle s’enfuit de Pontorson où les Anglais voulaient la retenir prisonnière et elle se réfugia au Mont Saint-Michel pendant que son mari combattait les Anglais… Je me demandais quel coin mystérieux de ces galeries suspendues eut ses préférences, quand, dans la nuit, elle s’attardait avec le vieil abbé astrologue, à consulter les étoiles et à scruter le mouvement des ondes et des astres, pour deviner le sort de celui qu’elle aimait. Elle avait vingt-cinq ans et elle adorait son soldat qui se battait si loin ! Fidèle et aimante, elle mêlait l’astrologie à la prière pour mieux le suivre et mieux le protéger.

Il me semble que la présence de cette jolie Tiphanie, pure et frêle devait semer une douceur étrange dans ce donjon où tout ne disait que la force et la dureté…

Et voilà comment rêve votre amie Fadette quand, dans la nuit, le vent furieux veut l’emporter comme les feuilles qui tournoient affolées.