Lettres de Fadette/Deuxième série/38

Imprimerie Populaire, Limitée (Deuxième sériep. 98-100).

XXXVIII

Après un voyage


Hélas ! Il a fallu redescendre des hauteurs, remettre le collier, et recommencer à tourner dans le petit cercle de la petite vie de mon petit village charmant et que j’adorais autrefois, mais cette année, il a été envahi par les « gens de la ville » qui, au lieu de se plier aux habitudes rustiques, implantent chez les campagnards leurs mœurs citadines. C’est une épreuve, allez !

On voit sur la grand’rue des toilettes mirobolantes, jupes extra-collantes et décolletés exagérés ; on rencontre des joueurs de tennis qui décapitent à coup de raquettes les petites fleurs curieuses qui essaient de regarder par-dessus le trottoir ; les jeunes gens et les jeunes filles se sifflent pour s’appeler d’un coin à l’autre, et rient bruyamment des airs scandalisés et dignes des bonnes dames bien élevées qui les prennent pour des acteurs tout au moins !

Le bon curé est tout effarouché et nous a recommandé, au prône, de ne pas imiter les gens qui n’ont rien à faire et qui devraient bien profiter de leurs loisirs pour enseigner le savoir-vivre à leurs enfants…

Enfin, tout va cahin-caha, et pour comble, voilà la « société » du village prise de la maladie des « thés » !

Il y en a tous les jours, même le dimanche, et pas moyen de s’en sauver. Si on en a accepté un, on est flambée, tous les autres y passent. Voilà comment je me trouvais, hier, chez Madame X. Dix autres victimes partageaient les gâteaux et l’embêtement. À dix, nous aurions pu nous distraire en causant intelligemment ! On s’est contenté de parlotter sur les chapeaux : ceux de l’hiver dernier, ceux de l’hiver prochain ! Oui, deux heures durant, j’avais envie de trépigner !

Quand j’ai pu me sauver, j’ai couru chez la bonne-femme Novelle… une vieille protégée que je vais voir souvent, car elle est paralytique et passe ses journées seule, sa fille étant en service, quelques heures par jour, chez « du monde de la ville ». Quand j’entre, elle égrène toujours entre ses longs doigts secs un vieux chapelet de bois qui ne la quitte pas. Elle sourit en m’apercevant, baise la petite croix et roule le chapelet autour de son poignet. Elle a une figure paisible, elle ne se plaint jamais et me prend en pitié, moi, quand je viens au soleil !

— Vous devez vous ennuyer, pauvre madame Novelle, toujours seule, sans autre chose à faire que de dire votre chapelet ? — Primo, ça m’ennuie pas de dire mon chapelet, pi, faut pas crère que j’suis si seule que ça ! — J’ouvre des yeux curieux. — Écoutez, c’est un secret, mais vous êtes bonne pour moë et j’vas vous le dire. J’ai perdu, dans le temps, un beau petit gas de quatre ans. Vous n’avez jamais vu de si beau et de si fin… et la preuve, c’est que depuis que je peux pu grouiller, y vient, là, tous les jours, su l’pied du litte, et y m’raconte ben des nouvelles et des histoëres du paradis : comme y est ben, comme c’est beau, qu’y m’attendra à la porte pour me mener au père Éternel, pi qu’y me recommandera comme ane bonne mère… Non, j’m’ennuie jamais ! — Et ses pauvres yeux éteints souriaient.

Cela m’a reposée des chapeaux, des toquets et des toquées.