Lettres de Fadette/Deuxième série/23

Imprimerie Populaire, Limitée (Deuxième sériep. 60-62).

XXIII

Décrocheur d’étoiles


« Décrocher des étoiles », ce n’est pas un métier banal, et gardez-vous bien d’être confus quand on vous lance d’un air narquois que vous n’êtes bon qu’à cela ! Un décrocheur d’étoiles est toujours plus délicat et plus spirituel, — dans tous les sens que comporte ce mot, — que ceux qui ne savent pas regarder plus haut que leur nez et qui critiquent d’instinct les tendances idéalistes.

Au fond, ce qu’on vous reproche, c’est de vivre trop au-dessus des réalités et de ne pas vous contenter de « l’ordinaire » des communs mortels. Ce n’est pas moi qui vous en blâmerai ! Pour ce qu’elles sont drôles les réalités et les choses faciles à atteindre !

Je suis plutôt tentée de vous dire ce qu’écrivait Emerson à une de ses amies : « Attelez votre charrette à une étoile ». On ne réussit pas à les décrocher, cela vaut mieux de s’y attacher.

Notre charrette, vous l’avez bien compris, c’est notre vie fruste, banale, dont l’allure lourde, pour être transformée, a besoin d’être entraînée vers les régions supérieures et de s’attacher, même de loin, à un centre de lumière.

Je sais bien qu’il ne faut ni ignorer, ni mépriser les réalités ; mais ce danger n’est vraiment pas bien à craindre ! Que nous le voulions ou non, elles s’imposent, les réalités, et bon gré mal gré, il faut les subir. Je vous l’assure, personne ne les endure plus aimablement que les idéalistes qui s’en reposent dans un monde à eux : des étoiles qu’ils aiment pleuvent des rayons qui embellissent même la banalité.

Atteler sa charrette à une étoile, ce n’est pas ignorer l’existence de la laideur et de la méchanceté, c’est s’exercer à ne pas les voir partout, c’est surtout savoir s’en garder soi-même, c’est vivre pure et fière à travers ce qui amoindrit les âmes vulgaires, c’est marcher, même quand la boue inonde le chemin, c’est monter sans se lasser, puisqu’on est tiré en haut par une force supérieure.

Il arrive que notre charrette s’enlise, qu’elle côtoie les abîmes, parfois elle y tombe, mais toujours retenue par ce lien mystérieux qui l’attache au ciel, elle sort de tous les périls et se remet en marche après toutes les chutes.

Laissons rire les blasés, les matérialistes, ceux qui veulent mener tout seuls leur charrette, et accrochons la nôtre à l’étoile ; elle nous conduira tous, jeunes ou vieux, pleins d’illusions ou meurtris par la vie, elle nous élèvera au-dessus des petitesses pour nous faire voir, de très haut, sa valeur et la nôtre, ce que Dieu a voulu et ce qu’il attend de nous.