Lettres de Fadette/Deuxième série/04

Imprimerie Populaire, Limitée (Deuxième sériep. 11-14).

IV

Jours de neige


Ô les longues, longues journées, où la neige lente, infatigable, ne cesse de tomber et se pose comme un voile sur toutes les choses… et sur toutes les pensées. Est-ce de la tristesse qui pèse sur nos âmes ? Non, c’est pire, c’est de l’ennui : un ennui sans révolte qui endort le goût de la joie, qui paralyse la volonté, qui supprime tous les intérêts, et comme d’une main molle, détache les liens qui nous retiennent à la vie…

Il nous manque la lumière claire et dure qui taille les ombres comme un couteau, et devant tout ce blanc qui s’étend entre le ciel et la terre, on finit par douter qu’elle existe. La lumière qui manque à nos yeux manque aussi à notre âme, nous sommes vraiment au pouvoir de la main molle qui détache les liens de la vie ! C’est à ces heures que nous disons : « À quoi bon ? » à toutes les sollicitations du devoir ou de l’amitié. À quoi bon faire cette visite, répondre à cette lettre, m’occuper des autres, me préoccuper de mes affaires ? Lâchement, nous désirons ne rien faire jamais ! Et nous n’avons pas honte d’être si lâches, pas plus que nous nous en louons… tout nous est si égal, si absolument égal !

Et pendant que nous nous enfoncions dans cette somnolence plutôt agréable, nos amis ont eu du chagrin, nos voisins ont été malades, les nôtres ont cherché notre aide, et nous n’y étions pas… notre âme dormait et notre corps engourdi ne voulait pas bouger.

Mes amis, en généralisant ainsi, je calomnie quelques-uns d’entre vous qui sont forts et sages, et qui sourient de pitié en apprenant, par moi, que de pauvres petites personnes ont la faiblesse, par les jours de neige, de laisser entrer dans leur âme des tentations de tristesse et de mollesse qui tuent en elles toutes les forces actives.

Je salue ces forts et ces sages, ce n’est pas pour eux que j’écris, mais justement pour ceux qui ont vu tomber trop de neige pour la santé de leur âme ; à ceux-là je dirai que pour faire une réaction bienfaisante, il faut voir arriver chez soi, dans la tempête, une pauvre femme qui mendie parce que son mari ivrogne l’abandonne, que ses enfants crient la faim, qu’elle va accoucher bientôt dans une cabane misérable où le froid entre comme chez lui.

Voilà une histoire qui vous réveille une âme enneigée, et qui vous fait vous détester avec une ferveur telle, que, tout de suite vous voulez vous transformer et devenir utile, non à vos heures et quand ça vous chante, mais toujours, en toute saison et tous les jours.

Nous parlons de la misère et de la pauvreté, et nous en entendons parler, mais sans croire vraiment qu’il existe des êtres qui manquent de tout. Si nous y croyons, comment pouvons-nous vivre tranquilles sans jamais nous occuper d’eux ?… Si nous n’y croyons pas, allons les voir avec nos yeux, entrons dans leurs demeures, respirons leur affreuse indigence, cela nous sera salutaire.

— Que nous sommes égoïstes, plaignards et chimériques ! C’est à dégoûter de l’humanité de nous observer à certains jours ! Et pourtant, là encore, nous aurions tort : voyons-nous comment nous sommes, mais que ce soit pour essayer de nous améliorer et non pour nous décourager.

Nous ne saurions trop nous défier de la rêverie qui est presque toujours la dilatation de notre égoïsme, car nous ne nous y occupons que de nous. Dans l’action, nous sortons de nous-mêmes pour aller aux autres, c’est leur bien que nous cherchons, et par une grâce inappréciable, nous y trouvons, pour nous également, un bien que jamais nos heures vagues ne pourraient nous donner.