Lettres de Fadette/Cinquième série/56

Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 169-172).

LVI

Le Veuf


Si j’observe un peu autour de moi, je puis constater que l’entente dans les amitiés et dans les ménages suit le niveau de l’affection. Aussi longtemps que la tendresse est vive, elle voile les imperfections et met en évidence les qualités ; il n’est rien qu’on ne supporte de la personne aimée, et si l’amour ne diminuait pas, on ne cesserait de s’admirer mutuellement.

Mais avec l’inconstance propre aux pauvres cœurs humains, la tendresse s’émoussant, les yeux s’ouvrent et voient ce qui a toujours existé mais sur quoi l’on s’aveuglait. Cette clairvoyance, hélas ! ne s’exerce pas également vis-à-vis de soi-même ; elle nous rendrait certainement indulgents. Elle ne s’applique qu’à relever les défauts et les faiblesses de l’autre : il arrive même que les qualités qui séduisaient contrarient et déplaisent.

Et voilà que surgit la grande douleur et la suprême injustice de cette vie, quand l’un des deux seulement a cessé d’aimer. Il a choisi et aimé ce qu’il trouvait désirable, il s’est fait aimer, il a juré d’être fidèle, et parce que son cœur est instable, parce qu’il était rempli d’illusions sur l’être aimé et sur lui-même, il va faire souffrir cruellement. Lui, le coupable par inconstance, va être le bourreau de celui qui est fidèle et dévoué, et parce qu’il est le plus dur et le plus égoïste, il fera le malheur de l’autre et il ne souffrira pas. C’est l’histoire tragique de tant d’unions, qu’il faut une dose d’optimisme considérable pour croire au bonheur possible dans le mariage. Il existe pourtant, mais quelle plante fragile et comme il faut la soigner avec sollicitude !

Par ce beau matin ensoleillé, je revois une autre journée d’été lumineuse où se déroulait la dernière scène d’une tragédie silencieuse dont le souvenir m’attriste.

Je suivais le convoi funèbre sur un chemin de campagne : la rivière riait au soleil, les arbres étaient remplis de bruissements d’ailes et de chansons, nous passions entre des champs verts parsemés de bluets et de marguerites, La terre et le ciel frémissaient de vie intense. À chaque pas dans le cimetière nous écrasions des fleurs ; des milliers d’insectes s’agitaient ardemment : et je me souviens quelle impression poignante se dégageait de ce contraste de vie exubérante dans le rayonnement du chaud soleil, et ce cercueil sur le bord de la fosse profonde.

La pauvre petite morte qui avait tant aimé la vie, qui avait eu une telle confiance dans le bonheur, allait être mise dans la terre humide et froide et ses beaux yeux étaient fermés pour toujours à la beauté du monde. Elle n’était pas morte de chagrin, peut-être, mais à cause de son chagrin elle n’avait pas lutté suffisamment contre la maladie. Pour se défendre victorieusement contre la mort, il faut aimer la vie, croire à l’amour et au bonheur, et depuis deux ans elle se désespérait de n’être plus aimée.

Après s’être crue la plus heureuse des femmes, elle avait senti peu à peu son mari se détacher d’elle… en vain était-elle attentive, douce et tendre, un à un se brisaient les liens qui les avaient unis. Sans cesse rebutée, blessée par les paroles rudes et les procédés indélicats, elle s’était repliée sur elle-même enfermant au profond de son âme son amour dédaigné qui ne mourait pas mais dont elle mourait. Et quand vint la maladie, elle tendit les bras à la mort qui la délivrerait et rendrait libre celui qui ne voulait plus d’elle et dont elle désirait le bonheur malgré tout.

Moi qui savais, je regardais le mari au bord de la fosse. Sur sa figure grave je ne pouvais rien lire. A-t-il eu des remords ? S’est-il cru coupable de cette mort prématurée ? A-t-il deviné, sous le fier silence, que sa dureté brisait ce cœur délicat ? Mystère ! Il a vu disparaître sous la terre lourde sa femme si charmante qu’il avait juré d’aimer et de protéger toujours, et il est revenu seul dans sa maison… et c’est lui que je plaignais davantage, car il gardait son cœur insensible et toute sa misère de pauvre homme, et elle était délivrée de la triste vie qu’il lui avait faite.