Lettres de Fadette/Cinquième série/49

Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 147-150).

XLIX

Cœurs Fidèles


L’exquise douceur de ces derniers jours d’octobre distille une tristesse infinie, il y entre le souvenir de la désolation de l’automne dernier avec ses processions de cercueils sur les chemins boueux, sous le ciel ruisselant. Les sonneries de glas, dans la brume matinale , font revivre ces jours d’angoisse où les cloches pleuraient tout le long du jour, tant et tant qu’il fallut les faire taire, et où les malades à peine morts étaient enlevés trop rapidement. La terreur était dans l’air ; les désespoirs des uns se heurtaient à l’égoïste frayeur des autres. La mort passait et tous se renfermaient. Elle entrait quand même partout : elle prenait les pères et les mères, elle vidait les berceaux, elle séparait les fiancés, elle envahissait les couvents et les collèges.

Rappelez-vous l’angoisse, les demeures fermées devant lesquelles on passait hâtivement, les nouvelles guettées avec angoisse et toujours plus inquiétantes, les interminables listes de morts dans les journaux.

Il y a un an de cela… si peu de temps ! pourquoi nous étonner que l’espace soit rempli de voix de l’autre monde ?

Les disparus voient-ils ce qu’ils sont devenus dans le cœur de ceux qu’ils aimaient ? Ô tristesse ! Combien de ces chagrins éphémères se sont effacés dans l’agitation des vies futiles ! Ceux qui sont partis cherchent-ils en vain les tendresses passées, voient-ils les visages aimés se détourner, et les volontés froides s’appliquer à effacer les souvenirs du passé ? Douze mois ont suffi pour les rayer de la vie des êtres chéris qui leur ont tant juré de les aimer toujours. Toujours ! C’est long pour les petits cœurs humains, et les voix plaintives de l’automne pleurent, parce que la mort a pris tant de victimes et parce que l’oubli les a fait disparaître !

Il est pourtant des cœurs où les aimés ne meurent pas ! Dans les cœurs des mères ils sont toujours vivants. Les mères gardent tous les souvenirs, depuis la première heure où elles étreignirent avec ravissement leur nouveau-né, jusqu’à la dernière, où elles le virent dans toute sa beauté et sa force viriles s’anéantir dans la mort. Sans cesse elles les bercent, et leurs sanglots de bébés, et leurs plaintes d’hommes se confondent et se perdent dans leur tendresse qui ne se lasse ni ne s’affaiblit.

Elles sont les mères fidèles, jamais distraites, jamais consolées, vivant en communion avec leurs enfants, leur disant les choses qu’elles n’osaient leur confier, leur demandant ce qu’ils n’osaient leur dire. Leur cœur s’est brisé mais leur amour continue, recueillant les moindres parcelles de souvenir, cherchant la solitude pour mieux trouver leur enfant et ne rien perdre de ce qui leur vient de lui à travers les espaces.

Et avec les mères, que d’âmes profondes qui ne cessent de vivre avec leurs morts et de s’inspirer d’eux. Qui ne sait que la noblesse de certaines vies tient toute dans cette communion intime avec les âmes invisibles mais présentes, compatissantes, voyant en Dieu le rôle de chacun dans le plan divin, secourant les faiblesses, éclairant les aveuglements. Leur sympathie, comme des bras aimants, soutient l’effort des cœurs vers la Bonté et la Vérité. Les âmes de Lumière, doucement, tirent en haut les âmes tristes qui ne veulent pas croire à la disparition de leurs aimés, et c’est bien là l’union qu’il faut entre des âmes immortelles.