Lettres de Fadette/Cinquième série/38

Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 115-118).

XXXVIII

La Petite Marie


C’est samedi au petit jour et la maisonnée est en ébullition. Chacun a déjeuné sur le pouce et le père Trudaine se prépare à partir pour le marché. Le cheval piétine dans la cour remplie de piaillements et d’ailes agitées ; la basse-cour est de belle humeur et coquette au soleil ; les pigeons volent en rond et s’appellent tendrement, le gros chien de la ferme a décidé d’aller lui aussi faire son petit tour à la ville ; il saute au nez du cheval et sa queue éloquente décrit à son ami tout le plaisir qu’il se promet en trottant ces trois lieues dans la poussière de la grande route.

Le bonhomme Trudaine a placé sa dernière cage de poulets dans la charrette avec impatience : — Voyons, Julie, as-tu betôt fini de t’astiquer ? La journée s’annonce chaude et j’ai ben de quoi faire à la ville !

Julie arrive enfin, pimpante et, Dieu lui pardonne !poudrée,fardée, parfumée et frisée comme une actrice de cinq sous ! Son père la reluque narquoisement. — Cré bateau ! qu’on s’est enjolivée, la Julie ! C’est pas pour dire, mais y a semblance que t’en as mis un peu trop ! —

Boudeuse, Julie grimpe dans la charrette sans répondre et ils partent aux joyeux aboiements du chien qui s’est chargé de tous les bonjours.

Marie, sur le seuil, regarde longtemps la poussière soulevée par le lourd véhicule. Elle aimerait bien aller quelquefois à Sorel, mais ce n’est jamais son tour et Julie lui a brutalement expliqué pourquoi hier.

— T’as pas d’orgueil de vouloir de montrer à la ville ! Pauvre fille ! tu ferais rire de toi ! —

Elle n’est pourtant pas ridicule, la petite Marie. À la suite d’un accident, elle boîte et elle a une hanche plus haute que l’autre, mais elle a un petit visage frais et rond que des yeux doux et rieurs éclairent comme des étoiles.

Elle secoue l’ombre du souvenir triste et elle se met avec ardeur au travail. Il y a les volailles à soigner, les vaches à traire, la cuisine et toute la maison à ranger et elle se hâte afin de profiter de son jour de congé. Elle pourra lire dans le livre de prix où est décrite la campagne qu’elle a sous les yeux et où sont presque photographiées ses voisines et elle-même.

L’après-midi vint et Marie, à l’ombre d’un gros pommier, lisait attentivement quand un vieillard qu’elle reconnut pour un prétendu « jeteux de sort » s’arrêta pour lui demander à boire. Il était fatigué, poussiéreux, mais il n’avait pas du tout l’air méchant, et la bonne petite lui offrit la fraîcheur de son arbre pendant qu’elle lui chercherait de quoi manger et se rafraîchir. Il but avec avidité le bon lait froid et il mit le pain dans son panier. — T’as donc pas peur de moi, la p’tite ? — Non, monsieur, comme vous voyez. — Pourtant que les gens de par icitte prétendent que je jette des sorts ? — C’est des bêtises et je sais que c’est pas vrai. — Comment que tu sais, si sûr que ça ? — J’vous ai vu dire votre chapelet à l’église et je sais que les jeteux de sort c’est les amis du démon et ils ne prient pas dans les églises. — Regardez-moi ça ! c’est gros comme rien et ça raisonne comme un livre ! fait le bonhomme tout réjoui. Ben, moi, vois-tu, j’suis pas accoutumé de rencontrer quelqu’un qui se sauve pas quand j’arrive ou qui lâche pas son chien sur moi, et vrai de vrai, ça me fait plaisir d’être si bien reçu. Je t’le revaudrai ce plaisir-là et tu te souviendras de moi et ce sera pas pour m’en vouloir. —

Il partit reposé, content, et Marie avait dans son cœur toute la joie du vieux et toute la douceur de sa bonne action. L’automne passa et le long hiver et un nouveau printemps, et un jour que la bonne odeur du foin coupé embaumait la brise de juin, le père Trudaine reçut une lettre d’allure importante et il appela Marie, la savante de la famille.

C’était un notaire de Richelieu qui informait monsieur Louis Trudaine qu’un vieillard du nom de Joseph Chesné était mort et léguait « tout son avoir » à Marie Trudaine qui était la meilleure et la plus intelligente petite fille qu’il connût. Et cet « avoir » consistait en une somme de trois cent vingt-cinq dollars ! Marie n’en croyait pas ses jolis yeux et elle appela Julie pour relire la lettre du notaire. — Pas de danger, grogna l’acide Julie, qu’il me tombe une chance comme celle-là à moi !